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« Je comprends. »

« Avez-vous confiance en moi ? »

« Je perçois votre sincérité. »

« Parmi nous, les Sayyadina, lorsqu’elles ne représentent pas l’autorité consacrée, conservent une place d’honneur. Elles enseignent. Elles maintiennent la puissance de Dieu en nous. » Il toucha sa poitrine.

C’est le moment d’éclaircir ce mystère de la Révérende Mère, se dit Jessica. Et elle déclara : « Vous parliez de votre Révérende Mère… Et j’ai entendu des allusions à une légende, à une prophétie. »

« Il est dit qu’une Bene Gesserit et son enfant détiennent la clé de notre avenir. »

« Croyez-vous que je sois cette Bene Gesserit ? »

Et elle observa son visage, songeant : La jeune pousse meurt si facilement. Les débuts sont toujours des moments de grand péril.

« Nous ne le savons pas », dit Stilgar.

Elle hocha la tête. C’est un homme honorable. Il veut un signe mais il n’influencera pas le destin en me le révélant.

Elle tourna la tête et regarda les ombres dorées, les ombres violettes, là-bas, dans le bassin, le frémissement de l’air chargé de poussière devant l’ouverture. Tout soudain, il y avait en son esprit une prudence de félin. Elle connaissait la phrase clé de la Missionaria Protectiva, elle savait comment adapter les techniques de la légende et de la peur à ses exigences immédiates, mais elle percevait des modifications profondes… Comme si quelqu’un était venu parmi les Fremen et avait joué sur l’empreinte laissée par la Missionaria Protectiva.

Stilgar toussota. Elle comprit qu’il était impatient, que le jour s’avançait et que les hommes attendaient que cette ouverture fût scellée. Le moment était venu de faire preuve d’audace et elle eut conscience de ce qui lui manquait : quelque al-hikman, quelque école de traduction qui lui eût donné…

« Adab », murmura-t-elle.

Et il lui sembla que son esprit s’était soudain roulé sur lui-même. Elle reconnut la sensation et son pouls s’accéléra. Dans l’éducation Bene Gesserit, rien ne s’accompagnait d’un tel signe si ce n’était l’adab, la mémoire qui se déversait en vous d’elle-même. Elle s’y abandonna et laissa les mots s’échapper d’elle :

« Ibn qirtaiba, dit-elle, aussi loin que le lieu où finit la poussière. (Elle éleva un bras et vit s’agrandir les yeux de Stilgar, entendit le froissement des robes, plus loin.) Je vois un… Fremen avec le livre des exemples. Il le lit à al-Lat, le soleil qu’il défie et domine. Il le lit au Sadus du Jugement et voici ce qu’il lit :

« Mes ennemis sont comme feuilles vertes et dévorées, Croissant sur le chemin de la tempête. N’avez-vous point vu ce qu’a fait notre Seigneur ? Il a, sur nous, lancé la pestilence, Qui répand ses complots. Comme des oiseaux par le chasseur dispersés, Comme des mets de poison imprégnés Que chaque bouche rejette. »

Elle fut envahie d’un tremblement. Elle baissa les bras.

Derrière elle, du plus profond des ombres de la caverne, des voix chuchotèrent en réponse : « Leurs œuvres ont été défaites. »

« Le feu de Dieu monte en son cœur, reprit Jessica. Et elle songea : Maintenant, c’est le cours qui convient.

« Le feu de Dieu répand la lumière », répondirent les voix.

Elle acquiesça. « Ses ennemis tomberont. »

« Bi-la-kaifa. »

Dans le silence soudain, Stilgar s’inclina vers elle. « Sayyadina, dit-il. Si le Shai-hulud accepte, alors vous pourrez passer Révérende Mère. »

Passer, pensa-t-elle. Étrange façon de s’exprimer. Mais le reste correspond assez bien au plan. Elle éprouvait une amertume cynique pour ce qu’elle venait de faire. Notre Missionaria Protectiva échoue rarement. En ce monde désolé, un refuge a été préparé pour nous. Creusé par la prière du salat. A présent… Il me faut jouer le rôle d’Auliya, l’Amie de Dieu… La Sayyadina de ces gens farouches qui ont été tant imprégnés de nos dits Bene Gesserit qu’ils vont jusqu’à nommer Révérendes Mères leurs prêtresses.

Dans l’ombre de la caverne, Paul se tenait à côté de Chani. Il avait encore le goût de la nourriture qu’elle lui avait offerte : chair d’oiseau et céréale liées de miel d’épice et enveloppées dans une feuille. En mangeant cela, il avait pris conscience que jamais encore il n’avait absorbé autant d’épice concentrée et il en avait éprouvé de la frayeur, pendant un instant. Il savait ce que cette essence pouvait provoquer en lui. L’épice avait la capacité de lui procurer des visions prescientes.

« Bi-la-kaifa », murmura Chani.

Il la regarda et vit l’émotion que ressentaient les Fremen en écoutant sa mère. Seul l’homme du nom de Jamis paraissait se tenir à l’écart de la cérémonie, les bras croisés sur la poitrine.

« Duy yakha hin mange, murmura encore Chani. Duy punra hin mange. J’ai deux yeux. J’ai deux pieds. »

Elle posa sur Paul un regard plein de surprise.

Il prit une profonde inspiration, essayant de réprimer cette tempête qui se levait en lui. Les paroles de sa mère venaient de déclencher l’effet de l’essence d’épice. Sa voix s’était élevée en lui comme l’ombre projetée par un grand feu. Il y avait lu le cynisme (Il la connaissait si bien) mais pourtant, rien ne pouvait interrompre cette transformation déclenchée par quelques bouchées de nourriture.

Le but terrible !

Il le percevait. Cette conscience raciale à laquelle il ne pouvait se soustraire. L’afflux de la connaissance ; la perception précise, froide et claire. Il se laissa aller sur le sol, le dos contre le rocher, abandonnant toute résistance. Et il fut dans cette strate hors du temps où il pouvait voir le temps, reconnaître les chemins ouverts devant lui, prendre les vents de l’avenir… et ceux du passé, visions borgnes du passé, du présent et de l’avenir formant une image triple qui lui permettait d’observer le temps devenant espace.

Il existait un danger, il le savait. Il pouvait aller trop loin. Il lui fallait se maintenir dans la perception du présent, sentir la déflexion floue de l’expérience, le flux du moment, la continuelle solidification du ce-qui-est dans le perpétuel-était.

Pour la première fois, en s’agrippant au présent, il décelait la monumentale régularité du mouvement du temps, compliqué de courants changeants, de vagues, de houles, comme la mer contre les récifs. Cela lui faisait mieux comprendre ce qu’était sa prescience et il vit la source des moments aveugles d’où pouvait découler l’erreur et ressentit l’immédiat contact de la peur.

Il comprit que sa prescience était une illumination qui recouvrait les limites de ce qu’elle lui révélait. Tout à la fois source de précision et d’erreur significative. Une sorte de principe d’incertitude d’Heisenberg intervenait ici : la dépense d’énergie qui lui révélait ce qu’il voyait le modifiait en même temps.

Et ce qu’il voyait était le nexus temporel de cette caverne, un bouillonnement de possibilités au sein duquel la plus infime action (clignement de paupière, mot irréfléchi, grain de sable mal placé) était répercutée sur un levier gigantesque qui agissait sur tout l’univers connu. La violence était présente dans un tel nombre de variables que le moindre mouvement suscitait d’immenses modifications du schéma.

Ce qu’il voyait l’incitait à se figer en une immobilité totale, mais ceci, également, était une action avec ses conséquences.

D’innombrables conséquences, d’innombrables lignes tracées à partir de cette caverne et dont beaucoup menaient à l’image de son cadavre, de son sang répandu par un couteau.