« Parle-moi des eaux de ton monde natal, Paul Muad’Dib », dit la voix d’enfant de Chani, quelque part dans l’ombre de la caverne.
« Une autre fois, Chani, je te le promets », répondit Paul.
Sa voix était si triste.
« C’est une bonne balisette », reprit Chani.
« Très bonne, dit Paul. Tu crois que Jamis m’en voudrait d’en jouer ? »
Il parle du mort comme d’un homme vivant, songea Jessica. Ce que cela impliquait la troublait profondément.
« Jamis aimait la musique à cette heure », intervint une voix d’homme.
« Alors chante-moi une de tes chansons », demanda Chani.
Il y a tant de féminité dans la voix de cette enfant, se dit Jessica. Il faut que je mette Paul en garde… très vite.
« C’est une chanson que chantait un ami, dit Paul. Je croîs qu’il est mort, maintenant, Gurney. Il l’appelait la chanson du soir. »
Le silence se fit comme la douce voix de Paul s’élevait sur les accords de la balisette :
Dans sa poitrine, Jessica ressentit la musique des mots, païenne, chargée de sons qui, soudain, lui faisaient prendre conscience d’elle-même intensément, de son corps, de ses désirs. Elle écoutait en un silence tendu.
Après la dernière note, le silence se prolongea. Pourquoi mon fils a-t-il chanté une chanson d’amour à cette enfant ? se demanda Jessica. Elle ressentit une peur brutale. La vie ruisselait tout autour d’elle et il lui était impossible de la retenir. Pourquoi a-t-il chanté cela ? Parfois, les instincts sont vrais. Pourquoi a-t-il fait cela ?
Dans l’ombre, Paul demeurait silencieux, immobile, avec une unique pensée. Ma mère est mon ennemie. Elle ne le sait pas, mais elle l’est vraiment. Elle a le jihad en elle. Elle m’a porté, m’a entraîné. Elle est mon ennemie.
Le concept de progrès agit comme un mécanisme de protection destiné à nous isoler des terreurs de l’avenir.
Aux jeux familiaux, pour son dix-septième anniversaire, Feyd-Rautha Harkonnen tua son centième esclave-gladiateur. Les observateurs de la Cour impériale, le Comte et Dame Fenring, se trouvaient alors sur Giedi Prime, le monde des Harkonnens, et ils avaient pris place avec la famille de Feyd-Rautha dans la loge dorée, au-dessus de l’arène triangulaire.
Pour l’anniversaire du na-Baron et afin de rappeler à tous les Harkonnens et à leurs sujets que Feyd-Rautha était l’héritier du nom, ce jour avait été décidé vacant. Le vieux Baron avait décrété que d’un méridien à l’autre le labeur cesserait et, dans la cité familiale d’Harko, on avait fait des efforts pour donner l’illusion de la gaieté. Des drapeaux flottaient sur les édifices et, au long de la Grand-Rue, les murs avaient été repeints.
Mais, entre les demeures, le comte Fenring et sa dame remarquaient les tas de détritus, les murs brunâtres qui se reflétaient dans les mares d’eau sale, les démarches furtives des gens.
Entre les murs bleus de la retraite du Baron, régnaient la perfection et la crainte, mais le Comte et sa Dame devinèrent le prix que cela supposait : il y avait des gardes de toutes parts et les armes avaient cet éclat particulier qui disait à l’œil averti qu’elles étaient régulièrement utilisées. Dans la demeure, les postes de contrôle se succédaient. La démarche des serviteurs révélait leur formation militaire autant que le port de leurs épaules et leur regard vigilant qui, sans cesse, fouillait, fouillait…
« La pression monte, murmura le Comte à sa dame dans leur langage secret. Le Baron commence seulement à comprendre vraiment le prix qu’il doit payer pour s’être débarrassé du duc Leto. »
« Il faudra que je vous raconte une fois la légende du phénix », dit-elle.
Ils se trouvaient dans le hall de réception de la demeure, attendant de se rendre aux jeux familiaux. Le hall n’était pas très grand. (Il faisait peut-être quarante mètres de long sur vingt de large.) Mais les faux piliers, sur les côtés, avaient un angle abrupt qui, s’ajoutant à l’arche subtile du plafond, donnait une illusion d’espace.
« Aahh, voici venir le Baron », dit le Comte.
Le Baron s’avançait au long du hall avec cette allure flottante qui s’expliquait par les suspenseurs qu’il devait guider tout en marchant. Ses bajoues tressautaient et, sous sa robe orange, les suspenseurs allaient et venaient en cadence. Des bagues scintillaient à ses doigts et les opaflammes brasillaient sur sa robe.
Auprès de lui s’avançait Feyd-Rautha. Ses cheveux sombres étaient peignés en bouclettes serrées. Cette coiffure gaie offrait un contraste incongru avec ses yeux tristes. Il portait une tunique noire et ajustée et des pantalons étroits légèrement évasés dans le bas. Ses petits pieds étaient chaussés de pantoufles.
Dame Fenring remarqua le port du jeune homme et la fermeté des muscles qui jouaient sous sa tunique et elle pensa : Celui-ci ne se laissera pas grossir.
Le Baron s’arrêta devant ses visiteurs, saisit le bras de Feyd-Rautha en un geste possessif et dit : « Mon neveu, le na-Baron Feyd-Rautha Harkonnen. (Et, tournant son visage de gros bébé vers Feyd-Rautha, il ajouta :) Le Comte et Dame Fenring dont je t’ai parlé. »
Feyd-Rautha inclina la tête comme le voulait l’usage. Il regarda Dame Fenring. Sa silhouette parfaite était rehaussée par une simple robe de toile sans aucun ornement. Ses cheveux dorés et légers étaient comme une pluie figée. Ses yeux gris-vert répondirent au regard du jeune homme. Il y avait en elle ce calme et cette sûreté Bene Gesserit qui troublaient vaguement Feyd-Rautha.
« Hummmmm, fit le Comte en posant les yeux sur Feyd-Rautha. C’est… Mmmm… ce jeune homme-là… Mmm… Ma chère ? (Il regarda le Baron.) Mon cher Baron, vous disiez que vous aviez parlé de nous à ce jeune homme ? Que lui avez-vous donc dit ? »
« J’ai fait part à mon neveu de la grande estime en laquelle vous tenait l’Empereur, Comte Fenring », dit le Baron. Et il pensa : Repère-le bien, Feyd ! C’est un tueur avec des façons de lapin… L’espèce la plus dangereuse.
« Bien sûr », dit le Comte, et il sourit à sa dame.
L’attitude et les paroles de cet homme semblaient presque insultantes à Feyd-Rautha. Elles restaient juste en deçà de la limite de l’affront. Le jeune homme concentra toute son attention sur le Comte : le petit homme avait une allure fragile. Ses yeux sombres étaient trop grands dans son visage de fouine. Des cheveux gris apparaissaient à ses tempes. Quant à ses gestes… Il bougeait la main, tournait la tête d’une façon… Et parlait d’une autre. Il était difficile de le suivre.