Le Baron éleva la voix pour dominer le bruit : « J’espère que les performances de mon neveu ne vous décevront point, Comte Fenring. »
« J’attends, mmm, beaucoup de cette, mmm, circonstance, dit le Comte. Dans un, mmm, procès-verbal, il faut toujours, mmm, tenir compte du rôle des antécédents. »
En trébuchant sur la première marche, le Baron réussit à dissimuler sa surprise. Procès-verbal ! Un rapport de crime contre l’Imperium !
Mais le Comte, comme s’il s’agissait d’une plaisanterie, tapota le bras du Baron en riant.
Tout au long du chemin, cependant, bien enfoncé dans les coussins du véhicule blindé, le Baron ne cessa pas de lancer des coups d’œil furtifs au Comte assis à côté de lui. Il se demandait pourquoi ce valet de l’Empereur avait jugé opportun de se livrer à une telle plaisanterie devant les Maisons Mineures. Il était bien évident que Fenring faisait rarement quelque chose d’inutile, de même qu’il n’employait jamais deux mots quand un seul suffisait ou ne se contentait d’un seul sens pour une seule phrase.
Il ne découvrit la réponse que lorsqu’ils eurent pris place dans la loge dorée au-dessus du triangle de l’arène, entre les gradins grouillants de monde et le frémissement des fanions.
« Mon cher Baron, dit le Comte en se penchant pour lui parler à l’oreille, vous savez, bien entendu, que l’Empereur n’a pas encore officiellement sanctionné le choix de votre héritier ? »
Le Baron eut la sensation de se trouver soudain dans un cône de silence créé par le choc qu’il avait éprouvé. Il regarda Fenring et vit à peine sa dame surgir d’entre les gardes pour prendre sa place dans la loge.
« C’est en vérité la raison de ma présence, reprit le Comte. L’Empereur désire savoir si vous avez fait choix d’un successeur valable. Et il n’y a rien de tel que l’arène pour révéler la vérité sous le masque, n’est-ce pas ? »
« L’Empereur m’avait promis le libre choix de mon héritier ! » gronda le Baron.
« Nous verrons », dit Fenring, et il se détourna pour accueillir sa dame. Elle s’assit, adressa un sourire au Baron, puis son attention se porta sur le sable de l’arène où Feyd-Rautha venait d’apparaître, en collant et gilet, gant noir et long couteau à la main droite, gant blanc et lame courte à la main gauche.
« Le blanc pour le poison, le noir pour la pureté, dit Dame Fenring. Curieux usage, n’est-ce pas, mon amour ? »
« Mmmm », fit le Comte.
Des acclamations s’élevèrent des gradins familiaux et Feyd-Rautha s’arrêta pour y répondre, levant les yeux vers les visages mêlés de ses cousins et demi-frères, concubines et hors-freyn, autant de bouches rosés qui vociféraient dans un frisson multicolore de drapeaux et d’étoffes.
Il se dit alors que ces visages reflétaient la même avidité en contemplant son sang répandu ou celui de l’esclave-gladiateur. Bien sûr, il n’y avait pas de doute quant à l’issue de ce combat. Ce n’était là que l’apparence du danger sans sa substance, pourtant…
Feyd-Rautha leva son couteau dans le soleil et salua les trois angles de l’arène à la façon ancienne. La lame courte dans son gant blanc (blanc, le signe du poison) regagna la première son étui. Puis ce fut la longue lame dans sa main gantée de noir, la lame pure maintenant impure, l’arme secrète qui ferait de ce jour une victoire personnelle : il y avait du poison sur la lame noire.
Il ne lui fallut qu’un instant pour régler son bouclier corporel. Il s’arrêta pour sentir la peau se tendre sur son front, lui confirmant qu’il était paré.
C’était là un spectacle et Feyd-Rautha se mit à orchestrer les émotions de main de maître. Il fit signe à ses manipulateurs et distracteurs, vérifiant d’un coup d’œil leur équipement, les fers avec leurs pointes acérées et brillantes, les crochets et les barbes dont flottaient les banderoles bleues. Puis il leva la main à l’adresse des musiciens.
La marche lente, aux accents anciens, s’éleva dans l’arène et Feyd-Rautha, à la tête de sa troupe, s’avança vers la loge de son oncle. Il saisit la clé de la cérémonie qu’on lui lançait.
La musique se tut.
Dans le silence soudain, il prit deux pas de recul, leva la clé et cria : « Je dédie cette vérité à…» Il s’interrompit, devinant les pensées de son oncle : Ce jeune fou va dédier la vérité à Dame Fenring, envers et contre tout et provoquer un scandale !
«… à mon oncle et supérieur, le Baron Vladimir Harkonnen ! » acheva Feyd-Rautha.
Avec délices, il surprit le soupir de son oncle.
La musique entama une marche plus rapide et, avec ses hommes, Feyd-Rautha traversa l’arène en direction de la porte de prudence que ne pouvaient franchir que ceux qui arboraient le ruban spécial d’identification. Il se félicitait de n’avoir jamais eu à utiliser cette porte et d’avoir eu rarement recours aux distracteurs. Mais, en ce jour, il était bon de savoir qu’il pouvait en disposer. Les plans spéciaux recèlent parfois des dangers spéciaux.
A nouveau, ce fut le silence sur l’arène.
Feyd-Rautha se retourna et fît face à la large porte rouge par laquelle devait surgir le gladiateur.
Le gladiateur spécial.
Le plan mis au point par Thufir Hawat était d’une simplicité admirable, songeait Feyd-Rautha. L’esclave ne serait pas drogué. Là résidait le danger. Au lieu de cela, un mot clé avait été implanté dans son inconscient qui, à l’instant critique, provoquerait l’immobilisation des muscles. Feyd-Rautha se répéta plusieurs fois le mot, en silence : « Racaille ! » Aux yeux de l’assistance, tout se passerait comme si l’on avait réussi à introduire dans l’arène un esclave non drogué afin de tuer le na-Baron. Et les preuves évidentes et soigneusement préparées désigneraient le maître des esclaves comme coupable.
Un ronronnement sourd s’éleva de la porte rouge à l’instant où les servomoteurs d’ouverture étaient mis en route.
Feyd-Rautha concentra tous ses sens sur la porte. Le premier instant était le plus critique. A la seconde où le gladiateur apparaissait, un œil entraîné pouvait apprendre tout ce qu’il lui fallait savoir. Tous les gladiateurs étaient censés être sous l’influence de l’elacca, prêts à mourir au combat. Mais il fallait observer la façon dont ils brandissaient le couteau, dont ils paraient, qu’ils eussent ou non conscience de la foule. Une simple inclinaison de tête pouvait fournir un indice vital pour le combat, les attaques et les feintes.
La porte rouge s’ouvrit.
L’homme qui en surgit était grand, musculeux, le crâne rasé, les yeux sombres, profondément enfoncés.
Sa peau avait la teinte rouge carotte que conférait l’elacca, mais Feyd-Rautha savait que ce n’était en réalité qu’une application de teinture. L’esclave portait des collants verts et la ceinture rouge d’un semi-bouclier sur laquelle une flèche blanche, pointée vers la gauche, indiquait le flanc non protégé. Il tenait son couteau ainsi qu’une épée, légèrement pointée en avant, dans l’attitude d’un combattant expérimenté. Lentement, il s’avança dans l’arène, présentant son côté protégé à Feyd-Rautha et aux hommes rassemblés près de la porte de prudence.
« Je n’aime pas l’allure de celui-là, dit l’un des piqueurs de Feyd-Rautha. Êtes-vous certain qu’il soit drogué, Mon Seigneur ? »
« Il en a la couleur », dit Feyd-Rautha.
« Pourtant, il est en position de combat », dit un autre.
Feyd-Rautha fit deux pas dans le sable, étudiant son adversaire.
« Qu’a-t-il donc fait à son bras ? » demanda l’un des distracteurs.
Le regard de Feyd-Rautha se porta sur la cicatrice qui marquait l’avant-bras gauche de l’esclave. Puis il vit la main qui lui désignait le dessin sanglant tracé sur la cuisse gauche du collant. Un faucon stylisé.