Le danger augmentait encore, songeait Jessica. Elle lança un regard à Paul et vit que, pris par le rite, il n’avait d’yeux que pour Chani.
A-t-il entrevu ce moment dans le temps ? se demanda-t-elle. Elle porta une main à son ventre, songeant à sa fille. Ai-je le droit de les mettre en danger tous les deux ?
Chani lui tendit le tuyau. « Voici l’Eau de la Vie, celle qui est plus grande que l’eau. Kan, l’eau qui libère l’âme. Si vous devez être une Révérende Mère, elle vous ouvrira l’univers. Que Shai-hulud juge, à présent. »
Jessica se sentait déchirée entre les obligations qu’elle avait envers son enfant à naître et son devoir à l’égard de Paul. Pour lui, elle le savait, il fallait qu’elle prenne ce tuyau et boive le liquide contenu dans le sac mais, à l’instant où elle se baissait, tous ses sens l’avertirent du péril.
Ce qu’il y avait dans le sac dégageait un parfum amer à la fois proche et différent de bien des poisons de sa connaissance.
« Maintenant, vous devez boire », dit Chani.
Il n’est pas de fuite possible, songea Jessica. Et rien, dans toute son éducation Bene Gesserit, ne lui donnait en cet instant de solution.
Qu’est-ce donc ? se demandait-elle. Un alcool ? Une drogue ?
Elle se pencha sur l’extrémité du tuyau, sentit les esters de cannelle et se souvint de l’ivresse de Duncan Idaho. Un alcool d’épice ? se demanda-t-elle. Elle prit le siphon dans sa bouche et aspira une infime gorgée. Cela avait un goût d’épice, un peu acre sur la langue.
Chani appuya alors sur le sac et une grosse goulée de liquide se déversa dans la bouche de Jessica. Elle ne put que l’avaler en s’efforçant de conserver tout son calme et sa dignité.
« Accepter une petite mort est pire que la mort », dit Chani. Elle regardait Jessica, attendait.
Et Jessica répondait à son regard, le tuyau toujours dans la bouche. Le goût du liquide était sur son palais, dans ses narines, ses joues, ses yeux… Un goût sucré.
Fraîcheur.
A nouveau, le liquide se déversa dans la bouche de Jessica.
Délicatesse.
Jessica étudiait les traits de Chani, lisait les traces de Liet-Kynes, dans ce visage d’elfe, des traces que le temps n’avait pas encore fixées.
Ils m’ont donné une drogue, se dit-elle.
Mais cela ne ressemblait à rien qu’elle eût déjà connu. Pourtant, l’éducation Bene Gesserit comprenait la connaissance de bien des drogues.
Le visage de Chani était de plus en plus clair, comme dessiné par une intense lumière.
Une drogue.
Le silence tourbillonnait autour de Jessica. Par chaque fibre de son corps, elle acceptait ce changement profond qui survenait en elle. Il lui semblait être maintenant une particule infime et consciente, plus petite que la plus petite particule subatomique mais pourtant capable d’émotion, de perception. Les rideaux s’écartèrent et elle eut la révélation abrupte d’une extension psychokinétique d’elle-même. Elle était atome sans être atome.
Autour d’elle, la caverne subsistait. La caverne et les gens. Elle les sentait. Paul, Chani, Stilgar, la Révérende Mère Ramallo.
La Révérende Mère !
A l’école, certaines rumeurs prétendaient que, parfois, on ne survivait pas à l’épreuve de la Révérende Mère, que la drogue vous emportait.
Elle concentra son attention sur la Révérende Mère Ramallo, consciente que tout ceci se produisait en un bref instant figé, un fragment de temps suspendu pour elle seule.
Pourquoi le temps est-il suspendu ? se demanda-t-elle. Elle contemplait tous ces visages figés, autour d’elle. Un grain de poussière était suspendu, immobile, au-dessus de la tête de Chani. Il attendait.
La réponse lui vint alors et ce fut comme une explosion dans sa conscience : son temps personnel était suspendu pour qu’elle sauve sa vie.
Elle se concentra sur cette extension psychokinétique d’elle-même et fut immédiatement confrontée avec un noyau cellulaire, un puits de noirceur qui la repoussait.
C’est l’endroit que nous ne pouvons contempler, pensa-t-elle. Celui que les Révérendes Mères n’aiment pas mentionner et que seul le Kwisatz Haderach peut voir.
Comprenant cela, elle retrouva un peu de confiance et, de nouveau, essaya de se concentrer sur cette extension psychokinétique de son esprit, devint un atome-moi cherchant le danger.
Elle le découvrit dans la drogue qu’elle venait d’absorber.
En elle, la drogue était comme autant de particules dansantes, aux mouvements si rapides que même le temps gelé ne pouvait les faire apparaître. Des particules dansantes. Elle reconnut alors des structures familières, des liaisons atomiques : un atome de carbone ici, une formation hélicoïdale… une molécule de glucose. Elle avait devant elle une chaîne complète de molécules et identifia une protéine… la configuration méthyl-protéine.
Ahh !
Ce fut comme un soupir mental tout au fond d’elle-même. Elle avait identifié la nature du poison.
Elle s’installa en lui, déplaça un atome d’oxygène, attira un atome de carbone, rétablit une liaison avec l’oxygène… hydrogène.
La modification se développait… de plus en plus rapidement au fur et à mesure que la surface de contact de la réaction catalytique s’étendait.
Le temps ne fut plus suspendu. Elle perçut les mouvements. Le tuyau vint toucher ses lèvres, doucement, prenant un peu de sa salive.
Chani récupère le catalyseur de mon organisme pour transformer le poison dans le sac, pensa Jessica. Pourquoi ?
Quelqu’un l’aidait à s’asseoir. Elle vit que l’on amenait la Révérende Mère Ramallo à côté d’elle, sur le tapis. Une main sèche se posa sur son cou.
Et, tout à coup, au sein de sa projection psychokinétique, il y eut un autre atome ! Elle essaya de le rejeter. Mais il se rapprochait de plus en plus…
Ils se touchèrent !
Ce fut comme une union ultime, la rencontre de deux êtres. Ce n’était pas de la télépathie mais une perception mutuelle.
C’était la Révérende Mère !
Jessica vit qu’elle ne se concevait pas comme une vieille femme. Dans leurs esprits mêlés, elle voyait une jeune fille à l’esprit léger, au cœur tendre.
Et cette jeune fille lui dit : « Oui, c’est ainsi que je suis. »
Jessica ne pouvait qu’accepter ces paroles, sans y répondre.
« Tu auras tout, bientôt », dit l’image intérieure.
Une hallucination, pensa Jessica.
« Tu sais bien que non. Vite, maintenant. Ne lutte pas contre moi. Il n’y a guère de temps. Nous… (Il y eut une longue pause, puis :) Tu aurais dû nous dire que tu étais enceinte ! »
Jessica découvrit enfin la voix qui pouvait parler au sein de cette union et elle demanda : « Pourquoi ? »
« Cela vous a changées toutes deux ! Sainte Mère ! Qu’avons-nous fait ? »
Jessica perçut un changement dans la perception mutuelle et son regard intérieur lui révéla la présence d’un nouvel atome. Ce nouvel atome s’agitait frénétiquement en tous sens. Il irradiait une pure terreur.
« Il faudra que tu sois forte, dit la présence-image de la Révérende Mère. Il est heureux que tu aies porté une fille. Un fœtus mâle eût été tué. Maintenant… doucement… touche la présence de ta fille. Sois la présence de ta fille. Absorbe la peur… calme… use de ton courage, de ta force… doucement… doucement…»