Le nouvel atome passa à proximité et Jessica s’efforça de le toucher.
Elle faillit être balayée par la terreur. Elle lutta alors de la seule façon qu’elle connaissait. « Je ne connaîtrai pas la peur, car la peur tue l’esprit…»
La litanie amena un rien de calme. L’autre atome s’immobilisa près d’elle.
Les mots n’ont pas de pouvoir, se dit Jessica.
Elle revint au niveau des émotions de base, irradia l’amour, la tendresse, une tiède protection.
La terreur décrut.
A présent, la perception mutuelle était triple. Il n’y avait que deux atomes actifs. Le troisième demeurait au repos, absorbait tranquillement.
« Le temps me presse, dit la Révérende Mère. J’ai beaucoup à te donner. Et j’ignore si ta fille pourra tout accepter et conserver sa santé mentale. Mais cela doit être : les besoins de la tribu dominent tout. »
« Quel…»
« Garde le silence et accepte ! »
Et devant Jessica, des moments défilèrent alors, des expériences. C’était comme une bande de lecture dans l’un des projecteurs d’éducation subliminale de l’école Bene Gesserit… mais en plus rapide… terriblement plus rapide.
Mais… pourtant… tout restait distinct.
Et elle reconnaissait chaque expérience à l’instant où elle se présentait. Il y avait un amant, viril, barbu, aux yeux sombres de Fremen. Et Jessica vit sa force, sa tendresse en une infime fraction de temps, dans la mémoire de la Révérende Mère.
Il était trop tard, maintenant, pour se demander ce qu’il pourrait en résulter pour le fœtus qu’elle portait. Il fallait seulement accepter, enregistrer tandis que le flot d’expériences vécues par la Révérende Mère continuait de se déverser.
Naissance, vie, mort. Moments importants, détails ordinaires… Une existence en éclairs de vision.
Pourquoi ce ruissellement de sable en haut d’une falaise est-il demeuré là, incrusté dans les souvenirs ? se demanda-t-elle.
Trop tard, elle comprit ce qui se passait : la vieille mourait et, dans son agonie, transvasait tous ses souvenirs dans la mémoire de Jessica, comme l’on transvase l’eau d’une coupe à une autre. Le troisième atome, sous le regard intérieur de Jessica, regagna l’état de conscience prénatal tandis que la vieille Révérende Mère laissait sa vie dans la mémoire de Jessica avec un dernier souffle de mots.
« Je t’ai longtemps attendue. Voici ma vie. »
Et, en vérité, c’était bien sa vie qui était là, dans Jessica, en totalité. Jusqu’à cet instant où elle mourait.
Je suis maintenant la Révérende Mère, pensa Jessica.
Et elle appréhenda en un instant tout ce qu’elle était devenue, elle sut véritablement ce que signifiait le nom de Révérende Mère Bene Gesserit. La drogue l’avait transformée.
Cela ne se passait pas exactement ainsi à l’école Bene Gesserit, songea-t-elle. Elle le savait, bien que nul ne l’eût jamais introduite dans ces mystères. Cependant, le résultat final était le même.
En elle, Jessica percevait encore la présence de l’atome qui était la conscience de sa fille. Elle l’effleura sans réponse.
Comme elle comprenait ce qui lui était arrivé, Jessica ressentit une terrible impression de solitude. Elle voyait sa vie se ralentir tandis que, tout autour d’elle, au contraire, la vie s’accélérait et que le jeu des interactions apparaissait plus clairement.
Sa perception intérieure se faisait moins intense comme diminuait l’effet de la drogue mais elle percevait encore confusément cet autre atome, tout au fond d’elle. Elle le toucha de nouveau avec une sensation de culpabilité.
J’ai permis cela, ma pauvre petite fille. Je t’ai amenée dans l’univers et, sans défense, je t’ai soumise à ses connaissances.
Un infime courant d’amour lui revint, comme un écho.
Avant qu’elle pût y répondre, elle sentit la présence de l’adab, le souvenir qui exigeait quelque chose d’elle. Elle chercha, prenant conscience du trouble produit par les ultimes traces de drogue qui brouillaient ses sens.
Je pourrais agir contre cela, se dit-elle. Je pourrais éliminer la drogue, la rendre inoffensive. Mais elle savait que ce serait une erreur. Je participe à un rite d’union.
Elle sut alors ce qu’elle devait faire. Elle ouvrit les yeux et désigna le sac que Chani tenait au-dessus d’elle.
« Il a été bénit, dit-elle. Mélangez les eaux, que le changement s’étende à tous, que le peuple partage la bénédiction. »
Que le catalyseur fasse son œuvre, pensa-t-elle. Que le peuple boive et que chacun ait sa perception des autres augmentée pour un instant. La drogue n’est plus dangereuse maintenant… maintenant qu’une Révérende Mère l’a transformée.
Pourtant, le souvenir exigeait toujours, impérieusement. Il exigeait quelque chose d’elle. Quelque chose qu’elle devait accomplir. Mais la drogue l’empêchait de se concentrer vraiment.
Ah… La Révérende Mère.
« J’ai rencontré la Révérende Mère Ramallo, dit-elle. Elle est partie mais elle reste. Que sa mémoire soit honorée selon le rite. »
Où ai-je trouvé ces mots ? songea-t-elle.
Elle comprit alors qu’ils venaient de l’autre mémoire, de cette vie qui lui avait été transmise et qui, désormais, faisait partie d’elle-même. Pourtant, il lui semblait qu’il y manquait quelque chose.
« Qu’ils aient donc leur orgie », dit cette autre mémoire, quelque part en elle. « Ils ont bien peu de plaisirs dans l’existence. Et puis, vous et moi, nous aurons besoin de ce petit moment pour nous accoutumer l’une à l’autre avant que je m’enfonce dans vos souvenirs. Déjà, je me sens liée à certains. Ah, mais votre esprit est plein de choses très intéressantes. Tant de choses que je n’aurais jamais imaginées…»
Et cette mémoire qui était dans la sienne s’entrouvrit pour Jessica et elle eut l’impression de découvrir un vaste couloir de Révérendes Mères en Révérendes Mères, jusqu’à l’infini, semblait-il.
Elle recula, craignant de se perdre dans cet océan qui était unité. Mais le couloir demeura, lui révélant que la civilisation fremen était bien plus ancienne qu’elle ne l’avait cru.
Elle vit qu’il y avait eu des Fremen sur Poritrin, tout un peuple qui s’était amolli au contact d’une planète facile, tout un peuple de proies aisées pour les raiders impériaux en quête de colons pour Bela Tegeuse et Salusa Secundus.
Jessica vit combien de pleurs en étaient résultés.
Loin dans le vaste couloir, une voix-image cria : « Ils nous ont refusé le Hajj ! »
Et Jessica vit les huttes d’esclaves sur Bela Tegeuse dans ce même couloir ouvert dans son esprit, elle vit comment l’on avait sélectionné les hommes pour Rossak et Harmonthep. Les scènes de brutalité s’ouvraient une à une devant elle comme les pétales d’une horrible fleur. Et elle vit le fil du passé qui courait toujours, de Sayyadina en Sayyadina, d’abord par la parole, cachée dans les chants des sables, puis dans les Révérendes Mères, grâce à la découverte de la drogue sur Rossak… Et le fil était maintenant plus solide que jamais sur Arrakis avec l’Eau de Vie.
Loin, loin dans le couloir, une autre voix cria : « Ne jamais pardonner ! Ne jamais oublier ! »
Mais l’attention de Jessica s’était concentrée sur la révélation de l’Eau de Vie. Elle en vit la source : l’exhalaison liquide du ver de sable mourant, le faiseur. Et comme l’on tuait la créature, quelque part dans sa mémoire, elle faillit crier elle aussi.