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On noyait le faiseur !

« Mère, qu’avez-vous ? »

C’était la voix de Paul. Elle lutta pour se retirer de sa mémoire et le regarda. Sa présence l’irritait, en cet instant, bien qu’elle eût conscience de ses devoirs envers lui.

Je suis comme un être dont les mains seraient demeurées paralysées, insensibles durant toute son existence, jusqu’au jour où elles auraient retrouvé la sensation.

La pensée demeura dans son esprit, connaissance intérieure.

Et je dis : « Regardez ! J’ai des mains ! » Mais les gens autour de moi demandèrent : « Que sont des mains ? »

« Mère… Vous n’avez rien ? »

« Non, je n’ai rien. »

« Je peux en boire ? (Il désignait le sac que tenait Chani.) Ils le veulent. »

Elle perçut le sens caché de ses paroles et comprit qu’il avait décelé le poison dans la substance d’origine et qu’il était inquiet pour elle. Elle se demanda alors quelles étaient les limites de la prescience de son fils. Sa question venait de lui révéler bien des choses.

« Tu peux boire, dit-elle. Cela a été transformé. » Et, par-delà Paul, elle regarda Stilgar aux yeux sombres.

« Maintenant, dit-il, nous savons que vous ne mentez pas. »

Là aussi, elle percevait un sens caché, mais la drogue lui obscurcissait toujours les sens. Elle était si douce, si chaude. Les Fremen étaient si bons de lui avoir donné une telle amie.

Paul vit que la drogue allait dominer sa mère.

Il chercha alors dans sa mémoire. Passé immuable, lignes d’avenir possibles. Par son œil intérieur, il exploitait les moments figés du temps, et ces moments étaient autant de fragments qui, hors du flot, devenaient difficiles à examiner.

Cette drogue… Il pouvait accumuler des connaissances à son propos, comprendre ce qu’elle avait provoqué chez sa mère, mais le rythme naturel, un système de réflexion mutuel faisait défaut à cette connaissance.

Il comprit brusquement que, au-delà de la vision du passé dans le présent, se situait la véritable épreuve de prescience : le passé dans l’avenir.

Les choses persistaient à n’être pas ce qu’elles semblaient être.

« Bois », dit Chani. Elle lui présentait le tuyau.

Il se raidit, la regarda. Dans l’air, il percevait l’excitation qui annonce une fête. Il savait ce qui allait se produire s’il buvait cette drogue qui recelait la substance même qui l’avait transformé. Il reviendrait à cette vision du temps pur, du temps devenu espace. A nouveau, il serait sur cette cime vacillante, essayant de comprendre sans y parvenir.

« Bois, garçon, dit Stilgar, quelque part derrière lui. Tu retardes la cérémonie. »

Il prêta l’oreille à la foule et perçut dans les voix innombrables une note sauvage. « Lisan al-Gaib, disaient-elles. Muad’Dib ! » Il regarda sa mère. Elle était assise, immobile, et semblait paisiblement endormie. Son souffle était régulier, profond. Dans son esprit, surgit une phrase venue de cet avenir qui était son passé solitaire : « Elle dort dans les Eaux de la Vie. »

Chani le prit par le bras. Il saisit alors le tuyau relié au sac et entendit crier les gens autour de lui. Chani appuya sur le sac et une goulée ruissela dans sa gorge. Puis Chani lui ôta le tuyau et tendit le sac aux mains qui s’élevaient. Le regard de Paul se fixa sur le ruban vert du deuil noué à son bras.

Chani, en se redressant, lui dit : « Je peux le pleurer jusque dans la joie des eaux. C’est là quelque chose qu’il nous a donné. (Elle plaça les mains dans les siennes et l’entraîna au long de la terrasse rocheuse.) Nous sommes semblables en une chose, Usul : nous avons tous deux perdu un père par les Harkonnens. »

Il la suivit. Il lui semblait que sa tête avait été séparée de son corps avant de lui être rendue avec des connections nouvelles et étranges. Ses jambes étaient lointaines, molles.

Ils s’engagèrent dans un passage étroit dont les parois étaient vaguement éclairées par des brilleurs très espacés.

Et déjà la drogue produisait son effet sur Paul, déjà le temps s’ouvrait comme une fleur. Comme ils franchissaient un tournant, il éprouva le besoin de s’appuyer sur Chani. Le contact de sa chair tendre sous le tissu rêche fit courir son sang. La sensation se mêla à l’effet de la drogue, rejetant le passé et l’avenir dans le présent.

« Je te connais, Chani, murmura-t-il. Nous nous sommes assis côte à côte sur le rocher au-dessus du sable et j’ai calmé tes craintes. Nous nous sommes caressés dans l’ombre du sietch. Nous…» Il secoua la tête, vacilla.

Chani le soutint, le redressa, le conduisit par-delà d’épaisses tentures jaunes dans un appartement privé. Il vit des tables basses, des coussins, un matelas derrière des draperies orange.

Il se rendit compte qu’ils s’arrêtaient. Chani le regardait et il y avait dans ses yeux une terreur tranquille.

« Tu dois me dire », souffla-t-elle.

« Tu es Sihaya, dit-il, le printemps du désert. »

« Lorsque la tribu partage l’Eau, dit-elle, nous ne faisons qu’un… Tous. Nous… partageons… Je peux… sentir les autres en moi. Mais j’ai peur de partager avec toi. »

« Pourquoi ? »

Il essaya de se concentrer sur elle, mais le passé et l’avenir surgissaient dans le présent, brouillaient la vision. Il voyait Chani, mais dans des lieux innombrables, des situations innombrables.

« Il y a en toi quelque chose d’effrayant, dit-elle. Lorsque je t’ai enlevé aux autres… j’ai senti ce qu’ils voulaient. Tu… es… comme une force. Tu nous fais voir… des choses ! »

Il s’efforça de parler distinctement.

« Et que vois-tu ? »

Elle baissa les yeux sur ses mains. « Je vois un enfant… dans mes bras. C’est notre enfant, le tien et le mien. (Elle porta la main à sa bouche.) Comment puis-je tout connaître de toi ? »

Ils ont un peu du talent, pensa-t-il, mais ils le repoussent parce qu’ils sont terrifiés.

Durant un instant de clarté, il vit à quel point Chani tremblait.

« Que veux-tu dire ? »

« Usul », murmura-t-elle, et elle tremblait toujours.

« Tu ne peux te replier dans l’avenir », dit-il.

Une profonde pitié l’envahit. Il la serra contre lui, posa les mains sur sa tête. « Chani, Chani, n’aie pas peur. »

« Usul, aide-moi ! » implora-t-elle.

Comme elle parlait, il sentit que la drogue l’envahissait totalement. Les rideaux du temps s’écartaient devant lui pour lui révéler le lointain tourbillon gris de son avenir.

« Tu es si calme », dit Chani.

Il interrompit la vision, au milieu du temps qui s’étirait dans cette dimension nouvelle, stable mais pourtant tourbillonnant, à la fois étroit et tout empli de forces, de mondes, semblable à une barrière qu’il lui fallait franchir, une barrière mouvante.

D’un côté, il voyait l’Imperium, un Harkonnen appelé Feyd-Rautha qui le menaçait comme une lame pointée, les Sardaukar se ruant hors de leur planète pour répandre le pogrom sur Arrakis, la Guilde, complotant et rusant, les Bene Gesserit avec leur plan de sélection. Tous, ils étaient là, massés sur l’horizon comme un gigantesque orage, maintenus par les Fremen et leur Muad’Dib. Le géant fremen qui dormait encore dans l’attente de la croisade sauvage qui allait dévaster l’univers.

Paul se sentait au centre de tout cela, comme un pivot autour duquel toute la structure se déplaçait, chevauchant un segment ténu de paix et de bonheur, Chani à ses côtés. Devant lui, il y avait un moment de relative tranquillité dans quelque sietch caché, une oasis de paix entre bien des périodes de violence.