Le Baron secoua la tête et songea : Mais cela aurait réussi, si Hawat ne m’avait pas averti. Ma foi, si ce jeune monstre pense que j’ai découvert le complot moi-même… laissons-le penser. Et, en un sens, il en a bien été ainsi. C’est moi qui, sur Arrakis, ai sauvé Hawat de la catastrophe. Et il faut que ce garçon ait un peu plus de respect pour moi.
Feyd-Rautha demeurait silencieux. Il luttait avec lui-même A-t-il dit la vérité ? Entend-il vraiment se retirer ? Pourquoi pas ? Si j’agis avec prudence, je suis certain de lui succéder un jour. Il ne peut vivre éternellement. Oui, peut-être était-ce stupide de chercher à hâter le processus.
« Vous parliez d’un marché, dit-il. Avec quelles garanties réciproques ? »
« Comment nous pouvons nous faire confiance ? demanda le Baron. Eh bien, Feyd, en ce qui te concerne, Thufir Hawat te surveille. Je me fie à ses pouvoirs de Mentat. Tu me comprends ? Pour moi, il faudra que tu fasses confiance à ma parole. Mais je ne peux vivre éternellement, n’est-ce pas, Feyd ? Et peut-être commences-tu seulement à soupçonner que tu dois connaître à ton tour certaines choses que je connais. »
« Je vous donne ma parole, dit Feyd-Rautha, mais vous, que me proposez-vous ? »
« Je te propose de continuer à vivre. »
A nouveau, Feyd-Rautha observa son oncle. Il me fait surveiller par Hawat ! Que dirait-il s’il savait que c’est Hawat lui-même qui a mis au point le stratagème qui m’a débarrassé de son maître des esclaves ? Il penserait probablement que je mens pour discréditer Hawat. Non, le bon Thufir est un Mentat et il a prévu cela.
« Eh bien, qu’en dis-tu ? » demanda le Baron.
« Que puis-je dire ? J’accepte, bien sûr. »
Et Feyd-Rautha songea : Hawat ! Contre le centre, il joue les deux extrêmes… Est-ce donc cela ? Est-il passé du côté de mon oncle parce que je n’ai pas demandé son conseil pour le jeune esclave ?
« Tu n’as rien dit quant à cette surveillance de Hawat », dit le Baron.
Un pincement de ses narines trahit la colère de Feyd-Rautha. Le nom de Hawat avait été un signal de danger familial durant tant d’années… Maintenant, il avait un autre sens. Toujours dangereux.
« Hawat est un jouet dangereux », dit-il.
« Un jouet ! Ne sois pas stupide. Je sais comment le contrôler. Il a des émotions profondes, Feyd. C’est celui qui n’a pas d’émotions qu’il faut craindre… Non, ceux qui ont des émotions peuvent être soumis à nos désirs. »
« Je ne vous comprends pas, Mon Oncle. »
« Oui, c’est évident. »
Feyd-Rautha ne traduisit son brusque ressentiment que par un bref battement de cils.
« Et tu ne comprends pas plus Hawat », dit le Baron.
Vous non plus ! pensa Feyd-Rautha.
« Contre qui Hawat dirige-t-il sa haine pour ce qu’il est devenu ? demanda le Baron. Contre moi ? Certainement. Mais il était un instrument des Atréides et m’a défié durant des années jusqu’à ce que l’Imperium m’aide. C’est ainsi qu’il voit les choses. Sa haine pour moi est maintenant banale. Il croit qu’il peut venir à bout de moi quand il le voudra. Et c’est ainsi que je le domine. Car je dirige son attention où je le veux… sur l’Imperium. »
Feyd-Rautha comprit et de fines rides apparurent sur son front en même temps que sa bouche se rétrécissait.
« Sur l’Empereur ? » demanda-t-il.
Que mon cher neveu savoure donc ceci, pensa le Baron. Qu’il se dise : « L’Empereur Feyd-Rautha Harkonnen ! » Qu’il se demande combien cela peut valoir… Assurément la vie d’un vieil oncle capable de réaliser un tel rêve !
Lentement, Feyd-Rautha humecta ses lèvres du bout de sa langue. Se pouvait-il que le vieux fou dise vrai ? Il y avait dans tout cela plus qu’il ne semblait y avoir.
« Et Hawat, qu’a-t-il donc à voir dans tout cela ? »
« Il croit nous utiliser pour accomplir sa vengeance contre l’Empereur. »
« Et quand elle sera accomplie ? »
« Il ne pense pas au-delà. Hawat est de ces hommes qui doivent servir les autres, mais il l’ignore. »
« J’ai beaucoup appris de lui, dit Feyd-Rautha, et il sentit la vérité qu’il y avait dans ces paroles. Mais plus j’apprends, plus je sens que nous devrions nous en débarrasser… et très vite. »
« L’idée qu’il te surveille ne te plaît guère. »
« Il surveille tout le monde. »
« Et il pourrait bien te mettre sur le trône. Il est rusé, dangereux. Mais je ne le priverai pas encore d’antidote. Une épée aussi est dangereuse, Feyd. Mais pour celle-ci nous avons un fourreau. Le poison est en lui. Il suffit de supprimer l’antidote pour que la mort l’enveloppe. »
« En un sens, dit Feyd-Rautha, c’est comme l’arène. Feinte après feinte. Il faut observer de quel côté le gladiateur se penche, dans quelle direction il regarde, la façon dont il tient son couteau. »
Il hocha la tête. Ces mots avaient plu à son oncle, il le sentait. Oui ! pensa-t-il. Comme l’arène ! Et c’est l’esprit qui est le tranchant !
« A présent, dit le Baron, tu vois à quel point tu as besoin de moi. Je suis encore utile, Feyd. »
Comme une épée jusqu’à ce qu’elle soit trop émoussée, se dit Feyd-Rautha.
« Oui, Mon Oncle. »
« A présent, nous allons nous rendre au quartier des esclaves. Et je te regarderai tandis que, de ta main, tu tueras toutes les femmes dans l’aile des plaisirs. »
« Mon Oncle ! »
« Il y en aura d’autres, Feyd. Mais je veux que tu ne commettes pas une erreur avec moi sans en pâtir. »
Le visage de Feyd-Rautha était sombre. « Mon Oncle, vous…»
« Tu vas accepter cette punition et en tirer une leçon », dit le Baron.
Feyd-Rautha rencontra le regard avide de son oncle.
Et je dois me rappeler cette nuit, pensa-t-il. Et, avec elle, d’autres nuits encore.
« Tu ne refuseras pas », dit le Baron.
Que pourriez-vous faire si je refusais, vieil homme ? se demanda Feyd-Rautha. Mais il savait bien qu’il devait exister quelque autre châtiment, peut-être plus subtil encore. Quelque autre levier plus brutal pour agir sur lui.
« Je te connais, Feyd. Tu ne refuseras pas. »
D’accord, pensa Feyd-Rautha. J’ai besoin de vous maintenant. Je le comprends. Le marché est conclu. Mais je n’aurai pas toujours besoin de vous. Et… un jour…
Le besoin pressant d’un univers logique et cohérent est profondément ancré dans l’inconscient humain. Mais l’univers réel est toujours à un pas au-delà de la logique.
Je me suis assis en face de bien des maîtres de Grandes Maisons, se dit Thufir Hawat, mais jamais encore devant un porc aussi énorme et dangereux que celui-ci.
« Vous pouvez parler franchement avec moi, Hawat », grommela le Baron. Il se laissa aller en arrière dans son fauteuil à suspenseur. Ses yeux cernés de plis de graisse étaient fixés sur le Mentat.
Le regard de Thufir Hawat se posa sur la table, entre le Baron et lui, et il admira le grain du bois. C’était là un facteur à considérer lors d’une entrevue avec le Baron, au même titre que les murs rouges de la salle de conférences privée et que la faible senteur douceâtre d’herbe qui flottait dans la pièce, mêlée à un parfum plus fort.