« Il fut un temps où nous ne chevauchions pas le ver dans la clarté du jour, sous ces latitudes, dit Paul. Mais Rabban ne dispose plus d’un nombre suffisant d’ornis pour se permettre de surveiller le moindre sillage de sable. (Il regarda Gurney.) Ta présence ici nous a surpris. »
Nous… Nous…
Gurney secoua la tête pour chasser ces pensées. « Vous n’avez pas été aussi surpris que nous. »
« Que dit Rabban, dans les creux et les villages ? »
« Que les villages des sillons sont fortifiés à un point tel que vous n’oserez plus les attaquer. Ils n’ont qu’à demeurer tranquillement derrière leurs lignes de défense pendant que vous vous perdrez en attaques futiles. »
« En résumé, dit Paul, ils sont immobilisés. »
« Alors que vous pouvez vous rendre où vous le désirez », dit Gurney.
« C’est une tactique que je tiens de toi. Ils ont perdu l’initiative, ce qui signifie qu’ils ont perdu la guerre. »
Gurney eut un sourire de compréhension.
« Notre ennemi, reprit Paul, est exactement là où je désire qu’il soit. (Il regarda Gurney et demanda :) Eh bien, Gurney, veux-tu t’enrôler avec moi pour la fin de cette campagne ? »
« M’enrôler ? Mais Mon Seigneur, je n’ai jamais quitté votre service. Vous êtes tout ce qui me reste… Alors que je vous croyais mort. J’étais seul et j’ai survécu comme je le pouvais, en attendant de donner ma vie pour la seule cause qui restait valable… la mort de Rabban. »
Il y eut un silence embarrassé entre eux. Une silhouette féminine apparut au-dessus d’eux, entre les rochers. Ses yeux, entre le masque de son visage et le capuchon, allaient de Paul à son interlocuteur, sans cesse. Elle s’approcha et s’arrêta devant Paul.
« Chani, voici Gurney Halleck, dit Paul. Tu m’as entendu parler de lui. »
« Oui, j’ai entendu parler de lui », dit-elle, et elle jeta un coup d’œil à Halleck avant de regarder à nouveau Paul.
« Où sont allés les hommes, sur le faiseur ? »
« Ils ne font que l’éloigner pour nous permettre de sauver le matériel. »
« En ce cas…» dit Paul. Il s’interrompit et huma le vent.
« Le vent approche », dit Chani.
Quelque part au-dessus d’eux, une voix lança : « Oh… Le vent ! »
Gurney vit que les Fremen se hâtaient, tout à coup. Leurs gestes devenaient frénétiques. L’approche du vent faisait naître une crainte que n’avait pas suscitée le ver géant. La chenille gagna en cahotant les premiers rochers et les hommes se mirent à lui frayer un chemin. Ils replaçaient ensuite les rochers et Gurney lui-même n’aurait pu être certain de relever la trace du passage de l’engin.
« Avez-vous beaucoup de repaires semblables ? » demanda-t-il.
« Beaucoup, dit Paul. (Il regarda Chani.) Trouve-moi Korba. Dis-lui que Gurney m’a averti que nous devions nous méfier de certains des hommes des contrebandiers. »
Elle regarda rapidement Gurney, puis elle acquiesça et courut vers le bas des rochers avec la grâce et l’agilité d’une gazelle.
« C’est votre compagne », dit Gurney.
« La mère de mon premier enfant, dit Paul. Les Atréides ont un nouveau Leto. »
Gurney se contenta de hausser les sourcils.
Paul observait les opérations, autour d’eux, d’un œil critique. Le ciel prenait une teinte ocre, à présent, et les premiers souffles de vent leur apportaient la poussière du désert.
« Ferme bien ton distille », dit Paul. Il ajustait le masque et le capuchon sur son visage. Gurney obéit. D’une voix étouffée par le filtre, Paul demanda : « Quels sont les hommes dont tu te méfies, Gurney ? »
« Il y a quelques nouvelles recrues. Des étrangers…» Il hésita, surpris que le terme fût venu aussi facilement sous sa langue : Des étrangers.
« Oui ? »
« Ils ne ressemblent pas aux autres, aux chasseurs de fortune que nous avions précédemment. Ils sont plus durs. »
« Des espions d’Harkonnen ? » demanda Paul.
« Je crois, Mon Seigneur, qu’ils n’ont rien à voir avec les Harkonnens. Je les soupçonne d’être au service de l’Empereur. Salusa Secundus a laissé son empreinte sur eux. »
« Des Sardaukar ? » Le regard de Paul était dur.
Gurney haussa les épaules. « C’est possible, mais ils le cacheraient bien, en ce cas. »
Paul acquiesça. Gurney était bien vite revenu à ses habitudes de loyal défenseur des Atréides, mais avec des différences subtiles. Lui aussi avait été transformé par Arrakis.
Deux Fremen venaient vers eux. L’un d’eux portait sur l’épaule un volumineux paquet noir.
« Où sont mes hommes, maintenant ? » demanda Gurney.
« Dans les rochers, en dessous. Dans la Grotte des Oiseaux. Nous déciderons de ce qu’il convient de faire à leur sujet après la tempête. »
« Muad’Dib ! » appela une voix.
Paul se retourna et, d’un geste, répondit au garde fremen qui les appelait depuis l’entrée de la grotte.
Gurney le regardait avec une expression nouvelle. « C’est toi Muad’Dib ? dit-il. Le feu follet des sables ? »
« C’est mon nom de Fremen. »
Gurney se détourna, soudain envahi d’un sombre pressentiment. La moitié de ses hommes gisait dans le sable. L’autre moitié était prisonnière. Les nouveaux, les hommes suspects, ne lui importaient guère. Mais parmi les autres il y avait des hommes braves, des amis, des gens dont il se sentait responsable. « Nous déciderons ce qu’il convient de faire à leur sujet après la tempête. » C’est ce qu’avait dit Paul, ce qu’avait dit Muad’Dib. Et Gurney se souvenait des histoires qui circulaient à propos de Muad’Dib, le Lisan al-Gaib. On disait qu’il s’était servi de la peau d’un officier harkonnen pour revêtir ses tambours, qu’il ne se déplaçait qu’avec ses commandos de la mort, les Fedaykin, qui se ruaient au combat avec un chant de mort.
Lui.
Les deux Fremen qui venaient du bas des rochers, d’un bond léger gagnèrent un entablement et s’immobilisèrent devant Paul. Celui qui avait le visage sombre déclara : « Tout est en sûreté, Muad’Dib. Nous ferions bien de descendre, à présent. »
« C’est juste. »
Gurney remarqua le ton particulier de l’homme. Il ordonnait et demandait dans le même temps. C’était celui que l’on nommait Stilgar, une autre figure légendaire parmi les Fremen.
Paul se tourna vers l’autre homme, qui portait son fardeau noir : « Korba, qu’y a-t-il dans ce paquet ? »
Ce fut Stilgar qui répondit : « C’était dans la chenille. C’est une balisette, avec les initiales de ton ami. Je t’ai souvent entendu parler du talent de Gurney Halleck à la balisette »
Gurney regarda attentivement Stilgar, la frange de barbe noire qui apparaissait au-dessus du masque, les yeux de faucon, le nez aigu.
« Votre compagnon pense juste, Mon Seigneur, dit Gurney, Merci, Stilgar. »
Stilgar fit signe à Korba de remettre le paquet à Gurney, puis dit : « Remerciez votre Seigneur Duc. C’est lui qui vous a fait admettre parmi nous. »
Gurney prit la balisette. La dureté qu’il avait perçue sous ces paroles le rendait perplexe. L’homme avait comme un air de défi et Gurney se demanda si cela pouvait provenir d’un quelconque sentiment de jalousie. Il était, pour Stilgar, Gurney Halleck, un homme qui avait connu Paul longtemps avant Arrakis, un vieux compagnon que Stilgar ne pourrait jamais espérer devenir vraiment.
« J’aimerais que vous soyez deux amis », dit Paul.
« Stilgar le Fremen est renommé, dit Gurney. Je serais honoré d’avoir pour ami un tueur d’Harkonnens. »