Halleck l’affronta. En cet instant, le contrebandier lui rappelait le duc Leto : meneur d’hommes, courageux, sûr de sa position et de ses actes. Tout comme le Duc… avant Arrakis.
« Souhaitez-vous voir ma lame à vos côtés ? » demanda-t-il.
Tuek se rassit, se détendit. Il examina Halleck en silence.
« Vous me considérez comme un soldat ? » insista Halleck.
« Vous seul, de tous les lieutenants du Duc, avez réchappé. L’ennemi vous submergeait, pourtant vous l’avez défait comme nous avons défait Arrakis. »
« Comment ? »
« Ici bas, Gurney Halleck, nous vivons par tolérance. Et Arrakis est notre ennemi. »
« Chaque ennemi en son temps, n’est-ce pas ? »
« C’est cela. »
« Est-ce ainsi que font les Fremen ? »
« Peut-être. »
« Vous m’avez dit que je risquerais de trouver la vie difficile parmi les Fremen. Parce qu’ils vivent dans le désert ? C’est pour cette raison ? »
« Qui sait où vivent les Fremen ? Pour nous, le Plateau Central est terre interdite. Mais j’aimerais que nous parlions un peu plus…»
« On m’a dit que la Guilde aventure rarement ses cargos à épice au-dessus du désert. Mais, selon certaines rumeurs, si vous savez où regarder, vous pouvez distinguer des zones vertes, ça et là. »
« Des rumeurs ! Rien que des rumeurs ! Êtes-vous prêt à choisir dès à présent entre moi et les Fremen ? Nous sommes en sécurité. Notre sietch est taillé dans le roc et nous disposons de nos propres bassins abrités. Notre vie est celle des hommes civilisés. Les Fremen ne sont que quelques hordes errantes que nous utilisons pour trouver l’épice. »
« Mais ils peuvent tuer des Harkonnens. »
« Souhaitez-vous connaître le résultat ? En ce moment même on continue de les pourchasser, de les traquer comme des animaux, avec des lasers, parce qu’ils n’ont pas de boucliers. Ils vont être exterminés. Pourquoi ? Parce qu’ils ont tué des Harkonnens. »
« Était-ce bien des Harkonnens ? »
« Que voulez-vous dire ? »
« N’avez-vous pas entendu parler de la présence de Sardaukar aux côtés des Harkonnens ? »
« Encore des rumeurs. »
« Mais un pogrom… Cela ne ressemble pas aux Harkonnens. Un pogrom est du gaspillage. »
« Je crois ce que mes yeux voient, dit Tuek. Faites votre choix, soldat. Moi ou les Fremen. Je vous promets un abri et une chance d’obtenir un jour ce sang que vous et moi désirons. Soyez-en certain. Les Fremen, eux, ne vous offriront que l’existence d’un homme traqué. »
Halleck hésita. Il lisait de la sagesse et de la sympathie dans les paroles de Tuek, pourtant, pour quelque raison qu’il ignorait, il était troublé.
« Fiez-vous à vos capacités, reprit le contrebandier. Quelles décisions ont joué au cours de la bataille ? Les vôtres. Alors, décidez, maintenant. »
« Il doit en être ainsi, dit Halleck. Le Duc et son fils sont morts ? »
« Les Harkonnens le croient. Pour ce genre de chose, j’inclinerai à leur faire confiance. (Un sourire amer apparut sur le visage de Tuek.) Mais en cela seulement. »
« Alors il doit en être ainsi, répéta Halleck. (Il tendit la main droite, la paume vers le haut, le pouce replié selon le geste traditionnel.) Je vous donne mon épée. »
« Je l’accepte. »
« Souhaitez-vous que je persuade mes hommes de m’imiter ? »
« Les laisseriez-vous choisir par eux-mêmes ? »
« Ils m’ont suivi jusque-là, mais la plupart sont natifs de Caladan. Arrakis n’est pas ce qu’ils imaginaient. Ici, ils ont tout perdu si ce n’est leur vie. Je préférerais maintenant qu’ils décident seuls. »
« Le moment n’est pas venu de faillir à votre rôle. Ils vous ont suivi jusque-là. »
« Vous avez besoin d’eux, n’est-ce pas ? »
« Nous avons toujours besoin de combattants expérimentés… En ce moment plus que jamais. »
« Vous avez accepté mon épée. Vous souhaitez que je les persuade de rester ? »
« Je pense qu’ils vous suivront, Gurney Halleck. »
« Il faut l’espérer. »
« Oui. »
« C’est donc à moi de décider ? »
« Ce sera votre décision, oui. »
Halleck se leva. Ce simple mouvement l’obligeait à puiser dans ses réserves d’énergie.
« Pour l’instant, je vais me rendre à leurs quartiers pour voir s’ils sont bien installés », dit-il.
« Adressez-vous à mon intendant. Il se nomme Drisq. Dites-lui que je désire que tous les services possibles vous soient rendus. Je vous rejoindrai. Il me faut d’abord veiller à l’expédition de plusieurs cargaisons d’épice. »
« De tous côtés, la fortune passe », dit Halleck.
« De tous côtés. Les temps les plus troublés sont favorables à notre profession. »
Halleck acquiesça. Il entendit un faible chuintement et ressentit le souffle de l’air à l’instant où la porte du sas s’ouvrait. Il se retourna, franchit le seuil et quitta le bureau de Tuek.
Il se retrouva dans la salle de rassemblement où lui et ses hommes avaient été amenés par les adjoints de Tuek. Elle était longue, plutôt étroite et elle avait été taillée à même le roc, sans doute à l’aide de brûleurs à couterays, comme en témoignait le sol lisse. Le plafond était assez élevé pour maintenir l’assise naturelle du rocher et pour permettre la circulation des courants de convection. Au long des murailles étaient fixés des râteliers d’armes et des placards.
Avec une certaine fierté, Halleck remarqua que la plupart de ses hommes encore valides demeuraient debout. Nul repos dans la lassitude et la défaite, pour eux. Les médics des contrebandiers allaient d’un blessé à l’autre. Sur la gauche, on avait rassemblé des litières. Chaque blessé avait à côté de lui un compagnon.
Les Atréides. « Nous veillons sur les nôtres ! » C’était en eux comme un noyau indestructible, se dit Halleck.
L’un de ses lieutenants s’avança. Il tenait la balisette à neuf cordes d’Halleck. Il salua et dit : « Chef, les médics disent qu’il n’y a plus d’espoir pour Mattai. Ils n’ont pas de banque d’organes ou d’os, ici. Seulement le nécessaire d’urgence. Mattai ne vivra pas, à ce qu’ils disent. Alors il a une requête à vous présenter. »
« Laquelle ? »
Le lieutenant tendit la balisette. « Il veut une chanson pour adoucir son départ, chef. Il dit que vous saurez trouver celle qui convient… il vous l’a assez souvent demandée, à ce qu’il dit. (Le lieutenant avala sa salive péniblement.) C’est celle qui s’appelle Ma Femme, chef… Si vous…»
« Je sais. » Halleck prit la balisette, sortit le multipic de son étui sur le manche, essaya une corde et comprit que quelqu’un avait déjà accordé l’instrument pour lui. Ses yeux étaient brûlants mais il chassa toute pensée tandis qu’il s’avançait, essayant ses accords et s’efforçant de sourire.
Plusieurs hommes et un médic des contrebandiers étaient penchés sur l’une des litières. Comme Halleck s’approchait, un homme se mit à chanter, prenant immédiatement le rythme avec l’aisance d’une longue habitude.