Paul s’éloigna de sa mère afin d’offrir une cible distincte et de disposer d’un champ suffisant pour une éventuelle action.
La tête encapuchonnée suivit son mouvement et le visage fut esquissé par le clair de lune. Jessica vit un nez acéré, un œil brillant (sombre, pourtant, si sombre, sans le moindre blanc), un sourcil lourd, une moustache relevée.
« Le jeune fauve est habile, dit l’homme. Il se peut, si vous fuyez les Harkonnens, que vous soyez les bienvenus parmi nous. Qu’en dis-tu, garçon ? »
Toutes les hypothèses possibles traversèrent l’esprit de Paul Un piège ? La vérité ? Il fallait se décider immédiatement.
« Pourquoi accueilleriez-vous des fugitifs ? » demanda-t-il.
« Un enfant qui parle et pense comme un homme. Eh bien, pour répondre à ta question, jeune wali, je suis celui qui ne paie pas le fai, le tribut d’eau aux Harkonnens. Pour cela, ceux qui les fuient peuvent être bienvenus. »
Il sait qui nous sommes, pensa Paul. Il le cache. Je le sens dans sa voix.
« Je suis Stilgar, le Fremen, reprit l’homme. Cela te délie-t-il la langue, garçon ? »
C’est bien la même voix, songea Paul. Il se souvint de cet homme qui était venu au Conseil réclamer le corps d’un ami tué par les Harkonnens.
« Je te connais, Stilgar, dit-il. J’étais avec mon père, au Conseil, lorsque tu es venu réclamer l’eau de ton ami. Tu as emmené avec toi Duncan Idaho, l’homme de mon père, en échange. »
« Et Idaho nous a abandonnés pour retourner auprès du Duc », dit Stilgar.
Jessica décela le dégoût dans la voix et elle se tint prête à l’attaque.
« Nous perdons notre temps, Stil », lança l’autre voix, dans les rochers.
« C’est le fils du Duc, répondit Stilgar. C’est certainement lui que Liet nous a demandé de retrouver. »
« Mais… c’est un enfant, Stil. »
« Le Duc était un homme et ce garçon s’est servi d’un marteleur, dit Stilgar. Il a été brave en traversant ainsi dans le sillage de shai-hulud. »
Dans la voix de l’homme, Jessica lut que, déjà, il l’avait exclue de ses pensées. Avait-il prononcé la sentence ?
« Nous n’avons pas le temps d’en obtenir la preuve », protesta la voix dans les rochers.
« Pourtant, il pourrait être le Lisan al-Gaib », dit Stilgar.
Il cherche un signe ! se dit Jessica.
« Mais la femme…»
Jessica se prépara. Elle avait lu la mort dans ces paroles.
« Oui, la femme, dit Stilgar. Et son eau. »
« Tu connais la loi, dit la voix dans les rochers. Celui qui ne peut vivre avec le désert…»
« Silence, dit Stilgar. Les temps changent. »
« Liet a-t-il ordonné ceci ? »
« Tu as entendu la voix du cielago, Jamis. Pourquoi chercher à m’influencer ? »
Cielago ! songea Jessica. Cela lui ouvrait bien des chemins. Cette langue était celle de l’Ilm et du Fiqh. Cielago désignait un petit mammifère volant, une sorte de chauve-souris. La voix du cielago : les Fremen avaient reçu un message distrans leur ordonnant de les rechercher, Paul et elle.
« Je ne fais que te rappeler tes devoirs, ami Stilgar », reprit la voix au-dessus d’eux.
« Je n’ai qu’un devoir, dit Stilgar. Assurer la force de ma tribu. Je n’ai pas besoin que quiconque me le rappelle. L’enfant-homme m’intéresse. Sa chair est pleine. Il a vécu sans manquer d’eau. Loin du père soleil. Il n’a pas les yeux de l’ibad. Pourtant, il ne parle ni n’agit comme les débiles qui vivent dans les fonds. Non plus que son père. Pourquoi en est-il ainsi ?
« Nous ne pouvons rester ainsi toute la nuit à discuter, dit la voix dans les rochers. Si une patrouille…»
« Je ne te le redirai pas, Jamis : silence. »
La voix se tut mais Jessica perçut les mouvements de l’homme. Il franchissait une faille et descendait vers le fond du bassin.
« La voix du cielago laissait entendre que nous pouvions avoir quelque intérêt à vous sauver tous deux, dit Stilgar. La force de l’enfant-homme me laisse discerner des possibilités : il est jeune, il peut apprendre. Mais vous, femme ? » Il posa son regard sur Jessica.
Maintenant, se dit-elle, j’ai enregistré sa voix, son schéma. D’un mot, je pourrais le dominer, mais il est puissant… Pour nous, il est plus précieux ainsi, libre, intact… Il faut attendre.
« Je suis la mère de ce garçon, dit-elle. Sa force, que vous admirez, est en partie le résultat de l’éducation que je lui ai donnée. »
« La force d’une femme peut être sans limites, dit Stilgar. Il est certain qu’il en est ainsi pour une Révérende Mère. Êtes-vous une Révérende Mère ? »
Jessica parvint à rejeter les implications de cette question et répondit en toute franchise : « Non. »
« Connaissez-vous les usages du désert ? »
« Non, mais nombreux sont ceux qui considèrent mon éducation comme valable. »
« Nous avons nos propres jugements de valeur », dit Stilgar.
« Tout homme a droit à ses propres jugements. »
« Il est bon que vous compreniez la raison. Nous ne pouvons nous attarder ici afin de vous éprouver, femme. Comprenez-vous ? Nous ne pouvons nous embarrasser de votre ombre. Je vais prendre l’enfant-homme, votre fils, et je le protégerai, l’accueillerai dans ma tribu. Mais quant à vous, femme… Comprenez-vous qu’il n’y a rien de personnel en ceci ? Mais c’est la règle, Istislah, dans l’intérêt de tous. N’est-ce pas suffisant ? »
Paul esquissa un pas en avant. « De quoi parlez-vous ? »
Stilgar lui accorda un bref coup d’œil, sans détourner son attention de Jessica.
« A moins que vous n’ayez été longuement entraînée depuis votre enfance à notre existence, vous risqueriez de provoquer la destruction de toute une tribu. C’est la loi, nous ne pouvons accepter…»
Le mouvement de Jessica fut tout d’abord comme un faux pas, une chute. Ce n’était pas surprenant de la part d’une malheureuse étrangère affaiblie. C’était là une chose normale, propre à ralentir les réactions de l’adversaire. Il faut un certain temps pour interpréter une chose connue lorsque celle-ci est présentée comme inconnue. Jessica entra en action à l’instant où elle vit l’épaule droite de Stilgar s’abaisser. D’entre les plis de sa robe, il ramena une arme qu’il brandit dans sa direction. Un pivotement, un coup du tranchant de la main, un tourbillon de robes et Jessica se retrouva appuyée au rocher, maintenant l’homme sans défense devant elle.
Au premier mouvement de sa mère, Paul avait reculé de deux pas. A l’instant de son attaque, il avait plongé vers l’ombre. Un homme barbu se dressait sur son chemin, levait une arme. D’un coup direct de sa main raidie, Paul l’atteignit au sternum, se déroba, frappa de nouveau à la base du cou et saisit l’arme au vol.
Il se hissa entre les rochers, dans l’obscurité, glissant l’arme dans sa ceinture. En dépit de sa forme bizarre, il l’avait déjà identifiée comme une arme à projectiles. Ce qui lui apprenait bien des choses sur cet endroit et sur l’inutilité des boucliers.
Ils vont concentrer leurs forces sur Jessica et sur Stilgar. Elle peut le neutraliser, il faut que je me mette en position pour pouvoir les attaquer et lui donner le temps de fuir.
Dans le bassin, il y eut les déclics multiples de ressorts qui se détendaient. Les projectiles miaulèrent sur les rochers alentour et l’un d’eux troua la robe de Paul. Il plongea derrière un angle et se glissa dans une étroite fente verticale. Puis il s’éleva, lentement, aussi silencieusement que possible, s’aidant du dos et des pieds.