Le Baron se tourna vers le seuil. « Entre, Piter. »
Elle n’avait encore jamais vu l’homme qui entrait et qui vint se placer à côté du Baron. Pourtant, son visage lui était connu… et son nom : Piter de Vries, l’Assassin-Mentat. Elle l’examina. Des traits de faucon, des yeux d’un bleu d’encre qui suggéraient qu’il était natif d’Arrakis. Mais les détails subtils de son maintien et de ses gestes démentaient cette idée. Et il y avait trop d’eau dans sa chair ferme. Il était grand, élancé, avec quelque chose d’efféminé.
« Vraiment dommage que nous ne puissions avoir cette conversation, reprit le Baron. Mais, ma chère Dame Jessica, je connais vos possibilités. (Il jeta un coup d’œil au Mentat.) N’est-ce pas, Piter ? »
« Comme vous le dites, Baron. »
La voix était celle d’un ténor. Elle répandit une soudaine froideur au long des nerfs de Jessica. Jamais elle n’avait entendu une voix aussi glacée. Pour une Bene Gesserit, c’était comme si Piter avait hurlé Tueur !
« J’ai une surprise pour Piter, reprit le Baron. Il pense être venu ici pour percevoir sa récompense : vous, Dame Jessica. Mais je souhaite démonter une chose : qu’il ne vous désire pas vraiment. »
« Vous jouez avec moi, Baron ? » demanda Piter en souriant.
En voyant ce sourire, Jessica se demanda comment le Baron pouvait ne pas se défendre immédiatement contre les atteintes du Mentat. Puis elle comprit qu’il ne pouvait lire ce sourire. Il n’avait pas reçu l’Education.
« De bien des façons, Piter est particulièrement naïf. Il ne parvient pas à saisir le danger mortel que vous représentez, Dame Jessica. Je le lui montrerais bien, mais ce serait prendre un risque inconsidéré. (Le Baron eut un sourire à l’adresse de son Mentat, dont le visage était devenu le masque de l’attente.) Je sais ce que Piter désire vraiment. Il désire le pouvoir. »
« Vous m’avez promis que je l’aurais, elle », dit Piter. Et sa voix de ténor avait perdu un peu de sa froideur.
Jessica avait lu les tonalités clés dans ses paroles et elle eut un frisson intérieur. Comment le Baron avait-il pu faire d’un Mentat cet animal ?
« Je t’offre un choix, Piter », dit le Baron.
« Quel choix ? »
Le Baron fit claquer ses gros doigts. « Cette femme et l’exil loin de l’Imperium ou le duché des Atréides sur Arrakis pour y régner en mon nom et à ton gré. »
Les yeux d’araignée du Baron ne quittaient pas le visage du Mentat.
« Ici, sans en avoir le titre, tu pourrais être Duc » ajouta-t-il.
Mon Lto serait donc mort ? se dit Jessica. Quelque part, tout au fond d’elle, elle se mit à gémir.
Le Baron observait toujours le Mentat. « Comprends-toi, Piter. Tu la veux parce qu’elle est la femme d’un Duc, le symbole de sa puissance. Elle est belle, utile, parfaitement entraînée à son rôle. Mais tout un duché, Piter ! Voilà qui est mieux qu’un symbole. Une réalité. Avec cela, tu pourrais avoir bien des femmes… et plus encore. »
« Vous ne vous moquez pas de Piter ? »
Le Baron se retourna avec cette légèreté de danseur due aux suspenseurs. « Me moquer ? Moi ? Souviens-toi : j’abandonne l’enfant. Tu as entendu ce que le traître a dit de son éducation. Ils sont pareils, la mère et le fils : mortellement dangereux. (Il sourit.) Maintenant, je dois m’en aller. Je vais appeler le garde que j’ai conservé pour cette occasion. Il est totalement sourd. Ses ordres sont de t’accompagner durant une partie de ton voyage d’exil. S’il s’aperçoit que cette femme te contrôle, il la supprimera. Il ne te permettra pas de lui retirer son bâillon jusqu’à ce que tu sois très loin d’Arrakis. Mais si tu choisis de ne pas partir… il a d’autres ordres. »
« Il est inutile de quitter cette pièce, dit Piter. J’ai choisi. »
« Ah, ah ! Une décision aussi rapide ne peut signifier qu’une chose. »
« Je prends le duché. »
Ne sait-il pas que le Baron lui ment ? songea Jessica. Mais… comment le pourrait-il donc ? Ce n’est qu’un Mentat dégénéré.
Le regard du Baron s’était porté sur elle.
« N’est-il pas merveilleux que je connaisse à ce point Piter ? J’avais fait le pari avec mon Maître d’Armes qu’il accepterait ce choix. Ah ! Bien, je m’en vais à présent. Ceci est bien mieux. Bien mieux. Vous comprenez, Dame Jessica ? Je n’ai aucune rancune à votre égard. C’est une nécessité. C’est bien mieux ainsi. Oui. Je n’ai pas ordonné vraiment que vous soyez supprimée. Lorsque l’on me demandera ce qu’il est advenu de vous, je pourrai hausser les épaules en toute vérité. »
« Vous me laissez donc cela ? » demanda Piter.
« Le garde que je t’envoie prendra tes ordres. Quels qu’ils soient. Tu es seul juge. (Il fixa son regard sur le Mentat.) Oui. Je n’aurai pas de sang sur les mains. Ce sera ta décision. Oui. Je ne veux plus rien savoir de tout ceci. Tu attendras mon départ avant de faire ce que tu dois faire. Oui… Ah, oui, très bien. »
Il craint les questions d’une Diseuse de Vérité, pensa Jessica. Qui ? Ah, mais la Révérende Mère Gaius Helen M., bien sûr ! S’il sait qu’il devra répondre à ses questions, alors c’est que l’Empereur est mêlé à cela. Certainement. Mon pauvre Leto !
Il lui accorda un dernier regard, puis se dirigea vers la porte. En le suivant des yeux, elle pensa : La Révérende Mère m’avait avertie : c’est un adversaire trop puissant.
Deux soldats harkonnens firent leur entrée. Un troisième se plaça sur le seuil. Il brandissait un laser et son visage n’était qu’un masque de cicatrices.
Celui qui est sourd, pensa Jessica. Le Baron sait que je pourrais utiliser la Voix.
Le soldat aux cicatrices regarda le Mentat. « Le garçon est sur une litière, dehors. Quels sont vos ordres ? »
Piter s’adressa à Jessica : « Je pensais vous neutraliser en menaçant votre fils, mais je commence à comprendre que cela n’aurait pas été efficace. Je laisse l’émotion prendre le pas sur la raison. Attitude néfaste pour un Mentat. (Il se tourna vers les deux premiers soldats mais le troisième, le sourd, pouvait lire sur les lèvres.) Emmenez-les dans le désert ainsi que le suggérait le traître pour le garçon. Son plan est habile. Les vers détruiront toute trace. On ne retrouvera jamais leurs corps. »
« Vous ne souhaitez pas les liquider vous-même ? » demanda l’homme aux cicatrices.
Il lit bien sur les lèvres, se dit Jessica.
« Je suis l’exemple de mon Baron, dit le Mentat. Conduisez-les là où le traître disait de les conduire. »
Jessica décela le sévère contrôle Mentat dans sa voix et elle songea : Lui aussi craint une Diseuse.
Piter haussa les épaules, se retourna et gagna le seuil. Là, il hésita et elle crut qu’il allait se retourner pour la regarder une ultime fois. Mais il partit.
« Moi, je ne voudrais pas affronter cette Diseuse de Vérité après cette nuit », dit l’homme aux cicatrices.
« T’as aucune chance de tomber sur la vielle sorcière, dit l’un des soldats en contournant la tête de Jessica et en se penchant sur elle. On ne risque pas de faire notre travail en restant là à bavarder. Prends-la par les pieds et… »
« Pourquoi on les tue pas ici ? » demanda le sourd.
« Ce serait du sale travail. A moins que tu ne veuilles les étrangler. Moi, j’aime les choses bien nettes. On va les larguer dans le désert comme l’a dit le traître, on les frappera une fois ou deux et on laissera faire les vers. Après, il n’y aura rien à nettoyer. »