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Le soir, dans ma chambre, en contemplant les deux lits dont j’allais devoir me séparer, je m’étais demandé pourquoi le sénateur ne m’avait pas mis en garde aussi contre les hommes des impôts. Et si celui-ci avait été végétarien et cycliste ? Je n’avais pas même osé l’envisager. Nous avions peut-être échappé à bien pire, avais-je constaté avec un frisson d’effroi, avant de transpercer Claude François de fléchettes, avec précision, mais sans joie.

Avec les commissions de recours et en appelant l’Ordure à notre secours, nous avions gagné du temps. La vente de l’appartement et le déménagement ne s’étaient pas faits immédiatement. Après son choc fiscal, ma mère avait retrouvé son comportement d’avant. Enfin presque. Parfois lors des dîners, elle était prise de fous rires interminables et finissait recroquevillée sous la table, en applaudissant sur le parquet. En fonction des invités ou des sujets abordés, la tablée joignait ses rires au sien, ou bien ne disait rien, ne riait pas, ne comprenait pas. Dans ces cas-là, Papa la relevait en lui susurrant des mots apaisants, en essuyant tendrement, sur son visage, les coulées sauvages de son maquillage. Il l’emmenait dans leur chambre et y restait le temps qu’il fallait. Parfois ça durait si longtemps que les invités partaient, pour ne pas déranger. Elle avait de drôles de fous rires malheureux.

Le problème avec le nouvel état de Maman, c’était que, comme disait Papa, on ne savait jamais sur quel pied danser. Dans ce domaine-là, nous pouvions le croire sur parole car c’était une parole d’expert. Pendant des semaines entières, elle n’était prise d’aucun fou rire triste, d’aucune colère, suffisamment longtemps pour qu’on oublie ses égarements, ses mauvaises manières. Durant ces périodes, elle nous semblait plus adorable que jamais, même plus formidable qu’avant, ce qui n’était pas aisément faisable, mais elle y parvenait brillamment.

Le problème avec le nouvel état de Maman, c’est qu’il n’avait pas d’agenda, pas d’heure fixe, il ne prenait pas rendez-vous, il débarquait comme ça, comme un goujat. Il attendait patiemment qu’on ait oublié, repris notre vie d’avant, et se présentait sans frapper, sans sonner, le matin, le soir, pendant le dîner, après une douche, au milieu d’une promenade. Dans ce cas-là, nous ne savions jamais quoi faire et comment le faire, pourtant, au bout d’un moment, nous aurions dû avoir l’habitude. Après les accidents, il y a des manuels qui expliquent les premiers soins, ceux qui sauvent, mais là, il n’existait rien. On ne s’habitue jamais aux choses comme ça. Alors à chaque fois, avec Papa, nous nous regardions comme si c’était la première fois. Dans les premières secondes en tout cas, après on se souvenait et nous regardions autour de nous pour voir d’où pouvait bien venir cette nouvelle rechute. Elle ne venait de nulle part et c’était bien ça le problème.

Nous aussi, nous avons eu notre lot de fous rires tristes. Lors d’un dîner durant lequel un invité n’arrêtait pas de dire « je parie mon slip » à chaque fois qu’il affirmait quelque chose, nous avons vu Maman se lever, remonter sa jupe, baisser sa culotte, l’enlever et la jeter au visage du parieur, pile-poil sur le nez. La culotte avait volé, traversé la table en silence et atterri sur son nez. C’était arrivé comme ça, pendant le dîner. Après un court silence, une dame s’exclama :

— Mais elle perd la tête !

Ce à quoi ma mère lui répondit, après avoir vidé d’un trait son verre :

— Non madame, je ne perds pas la tête, dans le pire des cas je perds ma culotte !

C’est l’Ordure qui nous sauva du désastre. En se mettant à rire très fort, il entraîna toute la table derrière lui, et le début de drame se transforma en une simple anecdote de culotte volante. Sans le rire de l’Ordure, personne n’aurait ri, c’est sûr. Comme les autres, Papa avait pleuré de rire, mais en se cachant le visage.

Une autre fois, un matin, à l’heure de mon petit-déjeuner, alors que mes parents ne s’étaient pas couchés, que certains danseurs sévissaient encore dans le salon, en produisant de drôles de sons, que l’Ordure dormait sur la table de la cuisine, le nez sur son cigare et le cigare recroquevillé dans un cendrier, que Mademoiselle Superfétatoire faisait la tournée des dortoirs pour réveiller les évadés de la soirée, je vis ma mère sortir nue de la salle de bain, perchée sur des chaussures à talons. Seule la fumée de sa cigarette habillait inégalement son visage par instants. En cherchant ses clefs sur le meuble de l’entrée, elle annonça très naturellement à mon père qu’elle partait chercher des huîtres et du muscadet frais pour les invités.

— Mais couvrez-vous, Elsa, vous allez prendre froid, lui avait-il dit en souriant soucieusement.

— Vous avez complètement raison, Georges, que ferais-je sans vous ! Je vous aime, le savez-vous ? répondit-elle avant de s’emparer d’une chapka sur le portemanteau. Naturellement.

Puis elle disparut en précédant, d’un court instant, le vacarme de la porte claquée par le vent. Avec mon père, nous l’avions observée du balcon, marcher d’un pas impérial, le menton conquérant, ignorant les regards, domptant les trottoirs, jetant d’une pichenette sa cigarette, essuyant ses souliers sur le paillasson, avant de rentrer chez le poissonnier. Durant tout le temps qu’elle passa dans la boutique, mon père lui répondit avec retard, en chuchotant, les yeux voilés :

— Je sais bien que vous m’aimez, mais que vais-je faire de cet amour fou ? Que vais-je faire de cet amour fou ?

Puis, lorsque Maman sortit de la boutique en souriant vers nous comme si elle l’avait entendu, un plateau d’huîtres dans un bras et deux bouteilles coincées sur ses seins dans l’autre, il soupira :

— Quelle merveille… Je ne peux pas m’en priver… Certainement pas… Cette folie m’appartient aussi.

Parfois, elle se lançait dans de folles entreprises avec un enthousiasme surprenant. Puis l’enthousiasme s’évanouissait, les entreprises aussi, seules les surprises demeuraient. Lorsqu’elle commença à écrire son roman, elle commanda des cartons entiers de crayons, de papier, une encyclopédie, un grand bureau, une lampe. Tour à tour, elle installa son bureau devant chaque fenêtre, pour l’inspiration, puis devant un mur pour la concentration. Mais une fois assise, n’ayant ni concentration, ni inspiration, elle se mettait en colère, jetait le papier en l’air, cassait les crayons, tapait le bureau de ses paumes, et éteignait la lumière. Son roman avait pris fin avant même qu’un début de phrase ne soit griffonné sur sa tonne de papier. Plus tard, elle entreprit de repeindre l’appartement afin de lui donner plus de valeur pour les futurs acheteurs. Elle commanda des pots de peinture jusqu’à plus soif. Des pinceaux, des rouleaux, des produits toxiques, un escabeau, une échelle, du scotch et des rouleaux de papier plastique pour protéger le parquet, les meubles, les soubassements. Puis, après avoir recouvert tout l’appartement de plastique et essayé toutes les couleurs de peinture, par petites touches, sur tous les murs, elle abandonna en disant que ça ne servait à rien, que de toute manière tout était perdu, qu’avec ou sans peinture il serait vendu. Pendant des semaines, notre appartement ressembla à un immense congélateur rempli de produits sous vide et froids. À chaque fois, Papa essayait de la raisonner, mais elle faisait tout avec un tel naturel, le regardait sans voir où était le problème, qu’il abandonnait et observait impuissant son épouse s’évanouir avec ses projets inconséquents. Le problème c’est qu’elle perdait complètement la tête. Bien sûr, la partie visible restait sur ses épaules, mais le reste, on ne savait pas où il allait. La voix de mon père n’était plus un calmant suffisant.