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Au-dessus, il y avait Sven, mon ami hollandais, qui parlait des dizaines de langues dans la même phrase. Sven avait une bonne tête, il avait une dent bizarre tout devant qui le faisait postillonner énormément, tout en menaçant de tomber à chaque instant. Sven avait été ingénieur dans sa vie d’avant, c’est pour ça qu’il notait des tonnes de statistiques dans son cahier d’écolier. Il se passionnait pour plein de choses importantes. Par exemple, il marquait les résultats de polo depuis des années, on pouvait tout lui demander, il fouillait dans son cahier et il trouvait miraculeusement les scores griffonnés sur un coin de papier, c’était épatant. Il s’intéressait aussi à la vie des papes et là c’était pareil, il donnait la nationalité, les dates de naissance, la durée du règne… Sven était un vrai puits de science. Les médicaments avaient oublié d’enlever une pièce pleine à ras bord dans sa tête. Mais il y avait une chose que Sven aimait par-dessus tout, c’était la chanson française. Il se promenait toujours avec son walkman accroché à la ceinture et ses écouteurs autour du cou, c’était un vrai juke-box ambulant. Quand il chantait, je m’éloignais un peu car j’avais toujours peur que sa dent lâche, et qu’il me la postillonne au visage. Il chantait bien et très fort, il y mettait tout son cœur et il en salivait de bonheur. Une fois, il a même chanté du Claude François, une histoire de marteau, et là j’avais compris pourquoi Papa l’avait transformé en jeu de fléchettes, ce n’était vraiment pas humain de chanter des choses comme ça. Si j’avais eu un marteau, j’aurais cassé le walkman de Sven pour qu’il arrête sa mauvaise chansonnette. Sinon, j’aimais beaucoup les chansons de Sven, et je ne me lassais jamais de l’écouter chanter, surtout quand il tendait les bras pour faire l’avion en même temps, ça donnait vraiment envie de décoller avec lui. Sven était plus joyeux tout seul que tous les docteurs et les infirmières réunis.

Il y avait aussi Bulle d’air. C’est moi qui l’avais appelée comme ça parce qu’à chaque fois que je lui demandais son nom, elle ne répondait pas. Donc il fallait bien lui trouver un prénom, tout le monde a le droit à un prénom ou au moins à un surnom, c’était mieux pour les présentations, avais-je décidé pour elle. Alors Bulle d’air, c’était simple, les cachetons avaient tout déménagé, ils n’avaient pas laissé un seul carton. Elle était décapitée mentale à plein-temps. Elle avait du papier bulle de déménagement dans les mains et passait ses journées à écraser ses bulles en regardant le plafond tout en picorant des pilules. Elle prenait ses médicaments par le bras parce qu’elle n’avait plus assez d’appétit. Son bras pouvait en avaler des litres sans grossir d’un gramme, c’était vraiment une drôle de dame. Une infirmière m’avait dit qu’avant son déménagement, Bulle d’air avait fait de vilaines choses dans sa vie et que les cachets empêchaient ses mauvais démons de revenir meubler son cerveau. Elle écrasait ses bulles parce qu’elle avait de l’air plein la tête, comme ça elle était toujours dans son élément. Quand j’en avais plein les oreilles des chansons de Sven, j’allais regarder le plafond avec Bulle d’air, en écoutant le clac-clac du papier, c’était très reposant. Parfois, Bulle d’air laissait son air s’échapper de partout, et il fallait vraiment partir en courant, car pour ça, il n’y avait pas de médicaments.

Souvent Bulle d’air recevait la visite de Yaourt, un drôle de type qui se prenait pour le président. Ce n’était pas moi qui l’avais surnommé comme ça, mais le personnel de la clinique, car il débordait de partout, était tout mou comme du fromage blanc, on avait vraiment l’impression qu’il allait couler sur place. Son cerveau avait déménagé, mais les médicaments en avaient emménagé un autre, tout nouveau, tout neuf. Yaourt avait de drôles de verrues plantaires sur le visage et toujours des miettes de biscuit autour de la bouche, c’était vraiment répugnant. Pour cacher sa grande mocheté, il lustrait et gonflait ses petits cheveux teintés en arrière, peut-être devait-il penser que c’était chic d’avoir une aile de corbeau collée sur la tête. Il venait régulièrement voir Bulle d’air, et dans la clinique tout le monde disait qu’il avait des sentiments pour elle. Il restait des heures à la regarder gazouiller et péter des bulles en lui parlant de son métier de président. Il commençait toutes ses phrases en disant moi, moi, moi, moi, à la longue c’était vraiment épuisant. Dans les couloirs, il serrait toutes les mains avec un air sérieusement comique, pour gagner des voix. Le vendredi soir, il faisait des réunions pour parler de sa profession, et ensuite il organisait des élections avec une boîte en carton, ça mettait beaucoup d’animation, même s’il était élu à chaque fois, parce que c’était toujours le seul candidat. Sven comptait les bulletins et marquait tout dans son cahier, ensuite il chantait les résultats avant que Yaourt monte sur une chaise pour faire son discours avec sa tête de vainqueur. Papa disait qu’il avait le charisme d’un tabouret d’arrière-cuisine mais finalement tout le monde l’aimait bien. Il était ridicule comme président, mais pas méchant comme patient.

Au début, Maman s’ennuyait ferme au deuxième étage, elle disait que, quitte à être fou, il valait mieux être foutu à l’étage du dessus. Elle trouvait ses voisins de palier déprimants et déplorait que même les médicaments ne les rendent pas marrants. Son état était variable, elle pouvait nous accueillir avec un comportement charmant, et devenir hystérique au moment de notre départ. Parfois c’était l’inverse et c’était compliqué de rester, il fallait attendre patiemment qu’elle se calme, ça pouvait durer très longtemps. Pendant ce temps-là, Papa gardait toujours le même sourire que je trouvais fort et rassurant, mais dans ses mauvais moments, ma mère le trouvait agaçant, c’était vraiment très compliqué de vivre des choses comme ça.

Heureusement, elle avait gardé son sens de l’humour, et souvent elle nous imitait ses voisins en faisant des grimaces, en parlant au ralenti, et en marchant en traînant les pieds. Un après-midi, à notre arrivée, nous l’avions trouvée en grande conversation avec un petit chauve qui se triturait les mains en regardant ses pieds. Il était étonnant, son visage était tout fripé et son crâne tout lisse.

— Georges, vous tombez bien ! Je vous présente mon amant, on ne dirait pas comme ça mais c’est un amant fougueux quand il veut ! s’exclama-t-elle en caressant le crâne de son interlocuteur qui se mit à rire très fort en hochant la tête.

Ce à quoi Papa répondit, en s’approchant pour lui serrer la main :

— Merci, mon cher ami, je vous propose un marché, vous vous en occupez lorsqu’elle crie, et moi je m’en charge quand elle sourit ! Vous êtes largement gagnant, car elle passe beaucoup plus de temps à crier qu’à sourire !

Maman éclata de rire, Papa et moi aussi, et le chauve nous suivit en riant plus fort encore.

— Allez filez, grand fou, et repassez dans une heure, on ne sait jamais, si l’envie me prend de crier ! lança-t-elle en direction du chauve qui quittait la chambre en se tenant les côtes.

Une autre fois, elle nous accueillit la tête penchée et les bras ballants le long de son siège en bavant énormément, Papa tomba à ses genoux en hurlant pour appeler une infirmière, mais l’instant d’après, elle se redressa en éclatant d’un rire enfantin. Cette fois, sa farce ne fit rire qu’elle, Papa était vraiment devenu tout blanc, moi j’avais commencé à pleurer comme un bébé, nous n’avions pas trouvé ça hilarant du tout. J’avais eu tellement peur que je m’étais mis en colère. Je lui avais dit que ça ne se faisait pas de faire des blagues comme ça aux enfants. Alors elle s’était mise à me picorer pour s’excuser, et Papa m’avait dit que j’avais la colère saine et intelligente.