Heureusement, Maman reprit les choses en main. Un vendredi soir, en arrivant à la clinique, nous avions trouvé tous les couloirs vides. Toutes les portes étaient ouvertes, mais les chambres étaient désertes. Pas un seul décapité mental à l’horizon. Même Bulle d’air s’était envolée. En marchant dans la clinique, nous avions fini par entendre du bruit, de la musique et des cris venant du réfectoire. En ouvrant la porte, on avait vu des choses qu’on n’avait jamais encore vues. Tous les décapités mentaux dansaient avec leurs habits du dimanche, certains dansaient des slows, d’autres dansaient tout seuls en criant à pleine gueule, il y en avait même un qui se frottait à un poteau en riant très normalement, comme un fou. Mister Bojangles tournait en boucle sur l’appareil, il n’avait certainement jamais tourné pour des timbrés pareils, pourtant il en avait vu des foldingues dans notre appartement, mais là c’était vraiment un niveau au-dessus. Sven jouait du piano imaginaire assis devant une table sans touche, sur laquelle Maman faisait des claquettes espagnoles en chantant et tapant dans ses mains. C’était tellement bien fait, qu’on croyait vraiment que Bojangles sortait de la bouche de Maman et que les notes de piano s’échappaient des touches de Sven. Même Bulle d’air hochait la tête, assise dans un fauteuil roulant, avec une tête que je ne lui avais jamais vue auparavant. Il n’y avait que Yaourt qui était affolé parce qu’on ratait ses élections, il embêtait tout le monde en disant aux danseurs qu’il fallait aller voter, que s’ils ne votaient pas, ils ne seraient pas gouvernés la semaine d’après. Il alla même tirer la jupe de Maman pour qu’elle descende de la table, alors Maman s’empara d’un sucrier à ses pieds et le vida sur sa tête en appelant les autres timbrés à venir sucrer le yaourt. Tous les décapités vinrent l’arroser de sucre en dansant autour de lui comme des Sioux et en chantant :
— Sucrons le Yaourt, sucrons le Yaourt, sucrons le Yaourt !
Et lui, il était resté là, sans bouger, en attendant d’être sucré, comme s’il n’y avait aucun nerf dans son corps de président. Bulle d’air regardait ça en souriant à pleines dents, parce qu’elle aussi, elle en avait plein le dos de ses histoires de président. Lorsque Maman nous vit, elle sauta de sa table, s’approcha de nous en tournant sur elle-même comme une toupie, et vint nous dire :
— Ce soir, mes amours, je fête la fin de mon traitement, tout ça c’est terminé maintenant !
7
Il y a pile poil quatre ans maintenant, Maman a été kidnappée. Pour toute la clinique, ça a vraiment été un choc. Le personnel soignant ne comprenait pas ce qui avait pu se passer. Ils avaient l’habitude des fugues mais un kidnapping, ils n’avaient jamais vu ça. Malgré les traces de lutte dans la chambre, la fenêtre cassée de l’extérieur, le sang sur les draps, ils n’avaient rien vu, rien entendu. Ils étaient vraiment désolés, et on les avait crus bien volontiers. Les décapités et les déménagés mentaux étaient complètement tourneboulés, enfin bien plus que d’habitude. Certains avaient eu des réactions étonnantes. Le petit chauve au visage fripé était sûr et certain que c’était de sa faute, il passait son temps à pleurer en se grattant la tête de toutes ses forces, il faisait vraiment peine à voir. Il était allé se dénoncer plusieurs fois à la direction mais, le pauvre vieux, on voyait très bien qu’il était incapable de kidnapper quelqu’un. Un autre était furieux qu’elle soit partie sans prendre ses cadeaux, il hurlait en insultant Maman et en tapant dans les murs, au début ça passait, mais au bout d’un moment c’était devenu vraiment énervant. C’était n’importe quoi de montrer sa peine en insultant Maman. Il avait même déchiré tous les dessins de monuments qu’il lui avait offerts, et pour nous ça avait été un soulagement de ne pas devoir les rapporter à l’appartement. On avait déjà assez de merdier comme ça. Yaourt, lui, était persuadé que c’était les services de l’État qui l’avaient vengé pour l’histoire du sucrier. Il n’arrêtait pas d’aller voir les gens en leur disant qu’il ne fallait jamais plus le traiter comme ça, et qu’à la prochaine maltraitance, il y aurait le même résultat, les rebelles seraient enlevés pour être torturés. Il bombait le torse, et marchait le cou bien droit comme quelqu’un qui ne craint plus rien. Pour se refaire la cerise sur le dos de la crise, il avait appelé à l’union médicale derrière lui, mais personne n’avait eu envie de se rallier à son fromage blanc, il ne fallait pas exagérer tout de même. Quant à Sven, il se tapait le torse hilare en nous montrant du doigt, puis il partait faire l’avion avec ses bras en chantant des chansons en suédois, en italien, en allemand, on ne savait pas vraiment, mais il avait l’air très content. Puis il revenait, applaudissait, levait les bras au ciel et repartait en chantant. Avant notre départ, il était passé nous embrasser, nous gratter la joue avec sa dent, nous arroser de postillons en chuchotant des prières. Sven était de loin le plus attachant des décapités mentaux.
Les policiers non plus n’avaient rien compris. Ils étaient venus constater et enquêter dans la chambre. La fenêtre avait bien été brisée de l’extérieur, c’était bien le sang de Maman, la chaise renversée et le vase cassé prouvaient bien qu’il y avait eu une lutte sanglante, mais ils n’avaient trouvé aucune trace de pas en bas dans la pelouse, sous la fenêtre. L’enquête de voisinage n’avait rien donné, le personnel n’avait remarqué aucune personne bizarre rôdant autour du bâtiment. Les policiers avaient décrété qu’on pouvait les croire sur parole, car c’était quand même le cœur de leur métier de repérer les gens bizarres. Ils nous avaient interrogés une première fois, pour nous demander si Maman avait des ennemis et nous avions répondu qu’à part un inspecteur des impôts, tout le monde l’aimait bien, mais la piste des impôts avait vite été abandonnée. Ils nous avaient interrogés une deuxième fois, mais ça n’avait strictement rien donné. Tout simplement parce que Maman, c’est nous qui l’avions kidnappée, et c’était elle qui avait tout organisé. On n’était pas fou au point de nous dénoncer quand même.