Après la fête du réfectoire, lorsque nous étions rentrés dans la chambre de Maman, elle nous avait déclaré qu’elle ne voulait plus vivre à la clinique, que d’après les médecins elle ne serait jamais totalement guérie, et qu’elle n’allait pas continuer à manger des médicaments éternellement, surtout si ça ne servait à rien. « De toute façon, j’ai toujours été un peu folle alors un peu plus, un peu moins, ça ne va pas changer l’amour que vous avez pour moi, n’est-ce pas ? » Avec Papa nous nous étions regardés en trouvant que cette remarque était frappée au coin du bon sens. De toute façon, on en avait marre de venir à la clinique tous les jours, d’attendre son retour qui n’arrivait jamais, avec sa place à table qui était toujours vide, et les danses à trois dans le salon qu’on reportait tout le temps à plus tard. Pour une foultitude d’autres raisons ça ne pouvait plus durer comme ça. À cause des murs en pelure d’oignon de la clinique, la chanson de Monsieur Bojangles ne donnait pas le même son, ni les mêmes frissons qu’à la maison, et Mademoiselle Superfétatoire se demandait souvent, en se postant devant le canapé, pourquoi Maman n’était plus là pour lui caresser la tête en lisant. Pour finir, j’étais un peu jaloux des fous et du personnel soignant qui profitaient de Maman toute la journée, contrairement à nous. J’en avais ma claque de la partager avec d’autres gens, un point c’est tout. C’était criminel d’attendre les bras ballants que les médicaments finissent le déménagement du cerveau de Maman, avais-je pensé, au moment où Papa commença à parler, soucieux et excité à la fois.
— Je suis tout à fait d’accord avec vous, ma chère Nécessité ! Nous ne pouvons pas vous laisser pervertir cette clinique plus longtemps, il en va de la santé mentale des autres patients ! Avec le rythme et la joie que vous leur donnez, si ça continue, tous ces fous iront beaucoup mieux dans peu de temps, et alors j’aurais vraiment du souci à me faire avec tous vos prétendants. Le problème c’est que je ne vois pas vraiment comment nous allons pouvoir convaincre les médecins de vous laisser sortir, ni même comment ils vont accepter d’arrêter votre traitement. Il va falloir inventer un mensonge de toute beauté, le plus gros des bobards, et si jamais ça marche, ce sera vraiment une œuvre d’art ! s’exclama-t-il, en regardant le trou de sa pipe avec un œil fermé, comme s’il y avait une réponse dedans.
— Mais, cher ami, Georges chéri, voyons ! Il n’a jamais été question de demander la permission. Ni pour me sortir d’ici, ni pour arrêter le traitement. D’ailleurs le meilleur traitement, ce n’est pas d’être entouré de fous mais d’être avec vous ! Si je ne pars pas d’ici, un jour, je sauterai par la fenêtre ou j’avalerai tous mes médicaments en même temps, comme le pauvre bougre qui occupait ma chambre avant. Mais rassurez-vous, ça n’arrivera pas, car j’ai pensé à tout… Vous allez m’enlever, tout simplement ! Vous allez voir, on va s’amuser follement ! avait déclaré Maman qui applaudissait joyeusement comme autrefois.
— Vous enlever ? Vous voulez dire vous kidnapper, c’est bien ça ? avait toussé Papa, qui dissipait avec la main la fumée de sa pipe pour mieux voir les yeux de Maman.
— Oui c’est ça, un kidnapping familial ! Voilà des jours que je le prépare, vous allez l’avoir votre œuvre d’art. Un mensonge préparé aux petits oignons, j’ai réglé toute l’opération, vous allez voir, je n’ai vraiment rien laissé au hasard ! avait lancé Maman cependant qu’elle parlait plus bas avec un air de conspiratrice et des yeux débordant de malice.
— Ah oui effectivement, là vous faites dans le haut de gamme ! Vous nous préparez un chef-d’œuvre ! avait chuchoté Papa qui s’y connaissait en mensonge comme personne.
Son visage s’était détendu, comme s’il était soulagé, comme s’il venait de décider qu’il fallait se laisser porter par cette folle idée.
— Présentez-nous votre plan ! avait-il ajouté, une flamme au-dessus de sa pipe, les yeux déterminés et pétillants.
Maman avait vraiment préparé son kidnapping dans le moindre détail. Elle avait volé une fiole de son sang lors de ses derniers examens. Après des nuits d’observation, elle avait noté que chaque jour à minuit, le gardien de l’entrée quittait son bocal pendant trente-cinq minutes, pour faire sa ronde de nuit, et fumer une cigarette dans la lingerie. C’était à ce moment-là qu’on devait arriver, en passant par la porte d’entrée, tout naturellement. Mais comme Maman voulait vraiment que ça ressemble à un enlèvement de roman, il fallait faire croire qu’elle avait été kidnappée par la fenêtre. Papa et moi avions trouvé cette idée tout à fait sensée. Partir par la porte, c’était trop banal comme enlèvement, et même avec les médicaments, Maman détestait toujours autant la banalité. Si elle avait voulu, elle aurait même pu partir toute seule par la porte d’entrée, pendant la pause du gardien, mais alors ça n’aurait pas été un enlèvement et tout son plan serait tombé à l’eau. À minuit moins cinq, elle avait prévu de renverser son sang sur les draps, de coucher délicatement la chaise au sol, de casser un vase en étouffant le bruit avec son oreiller, et d’ouvrir la fenêtre pour casser la vitre de l’extérieur avec un torchon pour masquer les sons, et éveiller les soupçons d’effraction. Nous devions arriver à minuit cinq, avec des collants sur la tête, et venir dans sa chambre la kidnapper avec son consentement, pour ensuite repartir tranquillement et sur la pointe des pieds par la porte d’entrée.
— Voilà un plan brillamment ficelé, ma bien-aimée, et quand envisagez-vous de vous faire kidnapper ? avait demandé Papa avec les yeux dans le vague, sans doute pour essayer d’imaginer le déroulement des opérations.
— Ce soir mes chéris, pourquoi attendre puisque tout est prêt ? Vous ne pensez pas que j’ai organisé cette fête par hasard, c’était ma fête de départ !
De retour à la maison, avec Papa, nous avions répété toute l’opération plusieurs fois, avec dans nos ventres de drôles de sensations. Nous avions peur mais on ne pouvait s’empêcher de rire sans raison. Papa ressemblait à n’importe quoi avec son collant sur la tête, son nez partait de travers et ses lèvres étaient tordues comme jamais, et moi j’avais le visage tout aplati comme un bébé gorille. Mademoiselle Superfétatoire nous regardait en tournant la tête vers lui, vers moi, elle essayait de comprendre ce qui se passait, elle baissait son cou pour nous regarder par en dessous, mais on voyait bien qu’elle était complètement larguée. Avant de partir, Papa m’avait offert une cigarette et un gin tonic en me disant que c’était comme ça que faisaient les gangsters avant un enlèvement. Alors, il avait fumé sa pipe et moi ma cigarette ; nous avions bu nos cocktails assis dans le canapé, sans dire un mot, sans nous regarder pour rester concentrés.
J’étais complètement sonné en rentrant dans la voiture, j’avais la bouche sèche, un goût de vomi dans la gorge, les yeux qui me piquaient, mais je me sentais beaucoup plus fort, et j’avais mieux compris pourquoi Papa buvait du gin tonic pour faire son sport. En arrivant à proximité de la clinique, on s’était garés loin des lampadaires, on avait coupé le contact, et on s’était regardés en souriant avant d’enfiler nos collants. Même derrière le collant, je voyais les yeux de Papa briller d’une belle lumière voilée. Au moment de pousser la porte de la clinique, le collant de Papa craqua au niveau de son nez, il essaya de le tourner, mais après c’est son oreille qui avait débordé. Il avait continué à le tourner en riant doucement et nerveusement, mais le collant n’arrêtait pas de s’ouvrir, du coup comme il ne tenait presque plus, il avait été obligé de le tenir, une main collée derrière la tête. Nous étions passés devant le bocal du surveillant en sautillant doucement, puis nous avions couru dans le couloir sur la pointe des pieds jusqu’à l’angle. Avant de tourner, on s’était plaqués contre le mur, puis Papa avait glissé sa tête pour voir si la voie était libre. Il faisait de grands mouvements avec son torse et tournait sa tête dans tous les sens, c’était tellement marrant, qu’avec le gin tonic, j’avais du mal à rester concentré. Sur certains murs on voyait nos ombres déformées avancer en tremblant, c’était un peu effrayant. Au moment d’arriver à la porte des escaliers, nous avions vu le rond lumineux d’une lampe torche qui bougeait dans tous les sens sur le mur d’en face, et des bruits de pas qui s’approchaient. Comme j’étais paralysé, les pieds cloués au sol, Papa m’avait empoigné par le col, pour me faire voler vers un recoin du couloir. Cachés dans la pénombre, nous avions regardé le gardien passer juste devant nous, sans nous remarquer du tout, et à ce moment-là, ce n’était plus un goût de vomi que j’avais dans la gorge, mais du vomi tout court. Je m’étais retenu pour ne pas faire de bruit, et surtout parce que je savais très bien que si je me laissais aller, tout allait rester coincé dans mon collant. Après avoir attendu que les pas s’éloignent, nous avions couru comme des fous jusqu’aux escaliers, et en montant les marches avec le gin tonic et la frousse, j’avais eu l’impression de voler, j’avais même dépassé Papa au premier étage. Arrivés au deuxième étage, nous n’avions eu qu’à ouvrir la porte d’en face pour retrouver Maman qui nous attendait sagement sur son lit défait dans sa chambre en bordel. Elle aussi avait mis un collant sur sa tête, mais avec ses cheveux volumineux, ça lui donnait une grosse tête de chou-fleur entouré de toiles d’araignées.