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Malheureusement, au bout de quelque temps, le déménagement du cerveau de Maman recommença par intermittence. Des coups de folies furtifs qui débarquaient en un clin d’œil, comme ça, pour un détail, pendant vingt minutes, une heure, et s’enfuyaient aussi rapidement qu’un clignement. Puis, pendant des semaines, plus rien. Durant ses passages de folie furieuse, il n’y avait plus seulement le pin qui était une obsession, tout pouvait le devenir du jour au lendemain. Un jour, c’étaient les assiettes qu’elle avait voulu changer. Parce que le soleil l’éblouissait en se reflétant dans la porcelaine, elle les avait soupçonnées de vouloir nous rendre aveugles. Un autre jour, elle avait voulu brûler tous ses vêtements en lin parce qu’ils lui brûlaient la peau, elle avait vu des plaques sur ses bras alors qu’il n’y en avait pas, et s’était grattée toute la journée jusqu’à en saigner. Une autre fois, c’était l’eau du lac qui avait été empoisonnée, simplement parce qu’avec la pluie de la nuit, elle avait changé de couleur. Et puis le lendemain elle allait se baigner, mangeait dans les assiettes en porcelaine, vêtue d’une robe en lin, comme si de rien n’était. Systématiquement, elle nous prenait à témoin et tentait de nous démontrer la réalité de ses délires d’obsédée, et à chaque fois Papa essayait de la calmer, de lui prouver qu’elle se trompait, mais ça ne marchait jamais. Elle se mettait dans tous ses états, hurlait, gesticulait, nous regardait avec un sourire effrayant en nous reprochant notre lucidité :

— Vous ne comprenez pas, vous ne voyez donc rien, c’est sous vos yeux et vous l’ignorez !

Le plus souvent, elle ne se souvenait pas de ce qu’elle avait fait, alors, avec Papa, on ne lui en parlait pas, on faisait comme si rien ne s’était passé, on pensait que ça ne servait à rien de remuer le couteau dans la plaie. C’était suffisamment dur à vivre comme ça, on n’avait pas envie de le revivre en paroles une seconde fois. Parfois, elle se rendait bien compte qu’elle était allée trop loin, qu’elle avait fait et raconté n’importe quoi, alors là c’était pire, car dans ces moments-ci, elle ne faisait plus peur mais elle faisait simplement de la peine, beaucoup de peine. Puis elle s’isolait pour pleurer de chagrin, on avait l’impression qu’elle n’allait jamais s’arrêter, comme lorsqu’on a pris trop de vitesse en dévalant une pente, ses chagrins venaient de très haut, ses chagrins venaient de très loin, elle ne pouvait pas y résister. Son maquillage, non plus, n’y résistait pas, et partait en poussière en s’éparpillant sur son visage, quittait ses cils et ses paupières, barbouillait ses joues rondes, pour fuir ses yeux affolés qui la rendait effrayante de beauté. Après le chagrin venait la déprime, elle restait assise dans un coin, les cheveux sur le visage, la tête rentrée dans les épaules, remuait nerveusement ses jambes en respirant très fort pour reprendre son souffle, comme après une course de vitesse. Je m’étais dit qu’elle essayait sans doute de prendre de l’avance sur sa tristesse, tout simplement. Papa et moi, nous nous sentions totalement inutiles devant cet état-là. Il pouvait essayer de la consoler en lui parlant doucement pour la rassurer, et j’avais beau lui faire des câlins, ça ne servait à rien, dans ces moments-là, elle était inconsolable, il n’y avait pas d’espace pour nous entre ses problèmes et elle, la place était imprenable.

Pour atténuer l’ampleur et la durée des crises, un après-midi, nous avions organisé un conseil de guerre. Tous les trois sur la terrasse, nous avions déterminé avec quelles armes nous allions combattre cette grande misère. Papa avait suggéré que Maman cesse de boire des cocktails toute la journée, à n’importe quel moment, parce qu’il pensait que ça n’arrangeait rien d’avoir soif tout le temps. Car s’il n’était pas certain que les cocktails accéléraient le déménagement, il était évident que ça ne le faisait pas reculer. Maman avait accepté la mort dans l’âme, parce que pour elle, les cocktails, c’était une vraie passion. Elle avait quand même négocié un verre de vin à chaque repas, en disant qu’en temps de guerre, ce n’était pas prudent de lui enlever toutes ses munitions.

Comme une prisonnière volontaire, elle nous avait demandé de l’enfermer dans le grenier dès que la folie commençait à montrer le bout de son nez. Elle nous avait déclaré qu’il n’y avait que dans le noir qu’elle pouvait voir ses vieux démons dans le fond des yeux. Alors, avec une immense tristesse, Papa avait accepté de boucher toutes les meurtrières, il avait balayé la poussière, enlevé les toiles d’araignées pour installer un lit dans le grenier. Il fallait vraiment être très amoureux pour accepter d’enfermer sa femme dans cette pièce infâme pour qu’elle se calme. À chaque fois que la folie arrivait, c’était l’horreur de regarder Papa la monter dans son grenier. Maman hurlait, et lui, il lui parlait tout doucement parce qu’il ne pouvait pas faire autrement. Moi je me bouchais les oreilles, et quand ça durait trop longtemps, je descendais au lac pour tenter d’oublier les cochonneries que la vie nous envoyait, mais parfois, même du lac j’entendais les cris de Maman alors je chantais très fort en attendant que les hurlements deviennent des chuchotements. Une fois gagnée sa bataille contre les démons, son combat contre elle-même, elle tapait à la porte et sortait victorieuse du grenier, très épuisée et un peu honteuse aussi. Même si elle était toujours fatiguée après ses crises du grenier, Maman n’arrivait jamais à dormir la nuit, alors elle prenait des somnifères. Car quand elle dormait, aucun démon ne venait l’attaquer, et elle pouvait profiter du repos de la guerrière.

Comme Maman ne pouvait plus prendre l’apéritif, le soir, Papa allait boire le sien avec le pin. Pendant qu’il buvait son cocktail, il versait du liquide toxique et explosif au pied de celui-ci qui absorbait tout sans se douter de rien. Quand je lui avais demandé pourquoi il partageait son apéritif avec l’arbre, il m’avait raconté une histoire que lui seul pouvait inventer. Il m’avait dit qu’il prenait l’apéritif avec l’arbre pour fêter son départ, que l’arbre allait bientôt être libéré, qu’il était attendu ailleurs, autre part. Il m’avait dit qu’il avait été contacté en secret par des pirates qui avaient besoin du tronc pour faire un mât sur leur bateau. Comme il n’était pas méchant, il ne voulait pas le couper à la hache alors il attendait qu’il tombe tout seul comme un grand.

— Vois-tu, cet arbre va quitter la forêt pour aller traverser les mers, les océans, il va faire le tour de la terre entière, il va voyager toute sa vie, il va s’arrêter dans les ports, il va braver les tempêtes, il va se laisser bercer tranquillement, habillé de ses beaux et vieux gréements, avec à son sommet un drapeau à tête de mort, une grande carrière de corsaire l’attend, et je t’assure, il sera plus heureux et utile sur un navire qu’ici, perdu au milieu des siens à ne servir à rien ! m’avait-il conté tandis qu’il rajoutait une dernière gorgée de liquide ménager sur les racines et la mousse à ses pieds.

Je me demandais bien où il pouvait allait puiser toutes ces histoires. Je savais très bien que c’était pour éviter que Maman devienne plus folle encore qu’il prenait l’apéritif avec son arbre, c’était pour le rayer du décor tout simplement. Mais en imaginant l’arbre sur son navire traversant les mers des Caraïbes ou la mer du Nord avec des pirates à son bord pour découvrir des îles secrètes, j’avais décidé de croire à son histoire. Car comme toujours, il savait faire de beaux mensonges par amour.