Nous étions restés très longtemps tous les trois sur le bord du lac, tellement longtemps que les cheveux et le vêtement en lin blanc de Maman avaient eu le temps de sécher totalement. Avec le vent, ses cheveux bougeaient légèrement, avec le vent, son visage redevenait vivant. Elle regardait le ciel où elle était partie, ses yeux perdus dans ses longs cils, la bouche entrouverte et les cheveux dans le vent. Nous étions restés très longtemps tous les trois sur le bord du lac parce que c’était encore comme ça qu’on était le mieux, tous les trois ensemble, à regarder le ciel. Avec Papa nous étions restés en silence à essayer de lui pardonner son mauvais choix, à essayer d’imaginer la vie sans elle, alors qu’elle était encore là, blottie dans nos bras, le visage au soleil.
En remontant, Papa avait déposé Maman dans un transat et lui avait fermé les yeux car ils ne lui servaient plus à rien. Il avait appelé le médecin du village, seulement pour les formalités, parce qu’on connaissait déjà la vérité et qu’il n’y avait plus rien à soigner. Ils avaient longuement parlé à l’écart pendant que j’observais Maman allongée les yeux fermés, un bras pendant sur le côté et l’autre posé sur ses côtes comme si elle était en train de bronzer. Puis Papa était venu me dire que Maman était morte parce qu’elle avait pris la tasse, qu’elle s’était noyée parce qu’elle avait perdu pied, il ne savait pas trop quoi dire alors il racontait n’importe quoi. Mais moi, je savais parfaitement qu’on ne mangeait pas une boîte entière de somnifères pour dormir alors qu’on vient tout juste de se réveiller. J’avais très bien compris qu’elle voulait s’endormir pour toujours, car il n’y avait qu’en dormant qu’elle pouvait éloigner ses démons et nous épargner ses moments de démence. Elle voulait être tranquille tout le temps, tout simplement. Elle avait décidé ça, et même si c’était triste comme solution, j’avais pensé qu’elle avait ses raisons et qu’il fallait les accepter envers et contre tout, et surtout parce qu’on n’avait plus du tout le choix.
Le médecin nous avait laissé Maman pour une dernière nuit, pour qu’on lui dise au revoir, adieu, qu’on lui parle une dernière fois, il avait bien vu qu’on ne lui avait pas tout dit, qu’on ne pouvait pas s’en séparer comme ça. Alors il était parti après avoir aidé Papa à l’installer sur son lit. Et cette nuit avait été la plus longue et la plus triste de toute ma vie car je ne savais pas vraiment quoi lui dire et je n’avais surtout aucune envie de lui dire au revoir. Mais j’étais resté quand même pour Papa, assis sur ma chaise, je l’avais regardé lui parler, la recoiffer et pleurer la tête posée sur son ventre. Il lui adressait des reproches, la remerciait, l’excusait, lui présentait ses excuses, parfois tout ça dans la même phrase parce qu’il n’avait pas vraiment le temps de faire autrement. Il profitait de cette dernière nuit pour faire la conversation de toute une vie. Il était en colère contre elle, contre lui, il avait de la peine pour nous trois, il lui parlait de notre vie d’autrefois et de toutes ces choses qu’on ne ferait pas, de toutes ces danses qu’on ne ferait plus. Et même si c’était confus, je comprenais tout ce qu’il disait parce que je ressentais les mêmes peines sans pouvoir les prononcer, mes paroles butaient sur mes lèvres closes et restaient bloquées dans ma gorge serrée. Je n’avais que des morceaux de souvenirs qui se bousculaient, jamais des souvenirs entiers, aussitôt remplacés par d’autres, parce qu’on ne peut pas se souvenir de toute une vie en une seule nuit, c’était impossible, c’était mathématique, aurait dit Papa dans d’autres circonstances. Et puis le jour s’était levé, il avait doucement chassé la nuit, et Papa avait fermé les volets pour la prolonger, parce qu’on était bien dans le noir tous les deux avec Maman, on n’en voulait pas de cette nouvelle journée sans elle, on ne pouvait pas l’accepter, alors il avait fermé les volets pour la faire patienter.
L’après-midi, des gens bien habillés, avec leurs petits costumes noirs et gris, étaient venus chercher la dépouille de Maman. Papa m’avait dit que c’était des croque-morts et que leur métier c’était d’avoir des airs tristes pour enlever les morts de chez eux en faisant semblant d’être malheureux. Et même si j’avais trouvé leur métier particulier, j’avais été content de pouvoir partager ma peine avec eux l’espace d’un instant. On n’était jamais assez nombreux pour porter un malheur pareil. Puis Maman était partie, elle avait pris la route sans cérémonie, pour patienter jusqu’à l’enterrement dans un endroit spécialement prévu pour ça. Papa m’avait expliqué qu’on ne pouvait pas garder les morts chez soi pour des raisons de sécurité, mais je n’avais pas très bien compris pourquoi. Dans cet état-là, elle ne risquait pas de se sauver et puis on l’avait déjà kidnappée une fois, on n’allait tout de même pas recommencer. Il y avait des règles pour les vivants mais aussi pour les morts, c’était bizarre mais c’était comme ça.
Pour partager notre peine, Papa avait demandé à l’Ordure de prendre des grandes vacances à l’improviste. Il était arrivé le lendemain même avec son cigare éteint et son teint blême. Il était tombé dans les bras de Papa et s’était mis à pleurer, je n’avais jamais vu ses épaules trembler comme ça, il pleurait tellement qu’il avait de la morve plein sa moustache et des yeux rouges qui dépassaient largement l’entendement. Il était venu partager notre peine et finalement il était arrivé avec la sienne, ça faisait beaucoup de peine au même endroit, alors, pour la noyer, Papa avait ouvert une bouteille d’un liquide tellement fort que je ne l’aurais même pas versé au pied du pin pour le faire tomber. Papa me l’avait fait renifler et ça m’avait brûlé tous les poils du nez, mais eux, ils étaient restés toute la journée à le boire à grandes gorgées. Alors je les avais regardés boire et discuter, puis boire et chanter. Ils ne parlaient que de souvenirs gais, ils riaient et moi je riais avec eux parce qu’on ne peut pas toujours être malheureux. Puis l’Ordure était tombé de sa chaise comme un sac, Papa était tombé aussi en essayant de le relever, parce que l’Ordure était un gros paquet difficile à manipuler. Ils riaient aux éclats en marchant à quatre pattes, Papa essayait de s’accrocher à la table et l’Ordure cherchait ses lunettes qui étaient tombées de ses oreilles crevettes, il fouillait le sol avec son nez comme le font les sangliers. Je n’avais jamais vu une scène pareille, et en partant me coucher j’avais pensé que Maman l’aurait certainement adorée. En me retournant, j’avais vu dans le noir, sans vraiment y croire, le fantôme de Maman assis sur la rambarde, qui applaudissait en riant follement.