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Pendant toute la semaine qui précéda l’enterrement, Papa m’avait laissé avec l’Ordure la journée et venait me veiller la nuit. La journée, il était enfermé dans son bureau pour écrire un nouveau roman et la nuit, il venait me tenir compagnie. Il ne dormait jamais. Il buvait toujours ses cocktails à la bouteille et mettait le feu à sa pipe pour rester en éveil. Il n’avait pas l’air fatigué, il n’avait pas l’air malheureux, il avait l’air concentré et joyeux. Il sifflotait toujours mal, il chantonnait tout aussi mal mais, comme tout ce qui est fait de bon cœur, c’était supportable. Avec l’Ordure on essayait de s’occuper comme on pouvait, il m’emmenait faire des balades autour du lac, on faisait des concours de ricochets, il me parlait avec humour de son métier au palais du Luxembourg, on faisait des bavettes, mais tout était un peu triste, le cœur n’y était pas. Les balades étaient toujours trop longues, les ricochets toujours trop courts, l’humour ne faisait pas vraiment rire, seulement sourire, et les amandes et les olives tombaient toujours à côté ou cognaient sur nos fronts et nos joues, sans joie, ni gaîté. Quand la nuit Papa venait veiller sur moi, il marmonnait des histoires sans avoir l’air d’y croire lui-même. Et le matin, alors que le soleil n’était pas totalement levé, il était toujours là, assis sur sa chaise à me regarder, sa pipe allumée éclairant faiblement son regard si particulier.

Les cimetières espagnols ne sont pas comme les autres cimetières. En Espagne, au lieu d’étouffer les morts sous une grande plaque de pierre et des tonnes de terre, ils rangent les morts dans d’immenses commodes avec de grands tiroirs. Dans le cimetière du village, il y avait des rangées de commodes et des pins pour les protéger de la chaleur de l’été. Ils rangeaient leurs morts dans des tiroirs, comme ça c’était plus simple pour venir les voir. Le curé du village était venu pour célébrer la cérémonie, il avait été très gentil et était très élégant dans sa robe blanche et dorée. Sur sa tête, il n’y avait qu’une seule mèche de cheveux qu’il avait roulée tout autour de son crâne pour paraître moins vieux. Sa mèche était tellement longue qu’elle partait du milieu de son front et faisait tout le tour, pour finir coincée derrière une oreille, avec l’Ordure et Papa on n’avait jamais vu une coiffure pareille. Les hommes en costume étaient arrivés, avec leur tristesse professionnelle, dans leur belle voiture de deuil, avec dans le coffre, Maman dans son cercueil. Mademoiselle était venue, et pour l’occasion je lui avais couvert la tête d’un fichu de dentelles noires et elle était restée bien sage, le cou très droit et le bec tendu vers le bas. Quand ils avaient sorti Maman pour la déposer devant le curé et son futur tiroir, le vent s’était levé brusquement, et au-dessus de nos têtes, les branches des pins s’étaient mises à danser en se frottant entre elles. Alors la messe avait commencé, le curé avait prié en espagnol et nous l’avions imité en français. Mais avec le vent, sa mèche se détachait tout le temps, elle s’envolait dans tous les sens, il essayait de la rattraper pour la ramener derrière son oreille, du coup il n’était plus du tout concentré. Il priait, s’arrêtait pour chercher sa mèche dans l’air avec la main, recommençait à prier avec un air distrait et sa mèche à nouveau s’envolait. Ses prières étaient hachées et son crâne aéré, on n’y comprenait vraiment plus rien. Papa se pencha vers l’Ordure et moi pour nous dire que son antenne de cheveux lui permettait de rester en contact permanent avec Dieu, et qu’avec le vent, il n’arrivait plus à capter le message divin. Alors là, ça n’avait plus été possible de rester sérieux, Papa avait commencé à faire un grand sourire content de lui, parce que des histoires comme ça, il n’y avait que lui pour en dire. L’Ordure s’était mis à rire, plus rien ne pouvait le retenir, il riait plié en quatre en reprenant son souffle à l’aide de grands soupirs. Et moi j’avais suivi, incapable de résister à cette vague de rire et de gaîté pas vraiment appropriée pour un enterrement. Au début, le curé nous avait regardés étonné avec la main posée sur sa tête pour bloquer son antenne de cheveux et interrompre son message avec Dieu. On ne pouvait pas s’arrêter de rigoler et dès qu’on commençait à se calmer, on se regardait et on recommençait, alors on avait fini par se cacher les yeux pour redevenir sérieux. Le curé était atterré, il nous regardait bizarrement parce qu’il n’avait certainement jamais vu un enterrement comme ça auparavant. Au moment de ranger Maman dans son tiroir, nous avions fait tourner le disque de Bojangles et là ça avait été très émouvant. Car cette musique était comme Maman, triste et gaie à la fois, et Bojangles résonnait dans les bois, remplissait tout le cimetière, avec ses notes de piano qui s’envolaient dans les airs en faisant danser ses paroles dans l’atmosphère. Elle était longue cette chanson, tellement longue que j’avais eu le temps de voir le fantôme de Maman danser au loin dans les bois en tapant dans ses mains comme autrefois. Les gens comme ça ne meurent jamais totalement, avais-je pensé en souriant. Avant de partir, Papa avait déposé une plaque de marbre blanc sur laquelle il avait fait graver : « À toutes celles que vous avez été, amour et fidélité pour l’éternité. » Et moi je n’aurais rien ajouté, parce que pour une fois c’était la vérité.

Lorsque je m’étais réveillé le lendemain, Papa n’était plus sur la chaise, dans le cendrier il y avait encore la braise de son tabac parfumé, et dans l’air la fumée de sa pipe, en nuage, en train de se dissiper. Sur la terrasse, j’avais trouvé l’Ordure les yeux dans le vague et son cigare enfin allumé. Il m’avait expliqué que Papa était parti retrouver Maman, qu’il s’était enfoncé dans les bois, juste avant que je me lève pour ne pas que je le voie. Le sénateur m’avait dit qu’il ne reviendrait pas, qu’il ne reviendrait jamais, mais ça je le savais déjà, la chaise vide me l’avait déjà dit. J’avais mieux compris pourquoi il était heureux et concentré, il était en train de préparer son départ pour rejoindre Maman pour un long voyage. Je ne pouvais pas vraiment lui en vouloir, cette folie lui appartenait aussi, elle ne pouvait exister que s’ils étaient deux pour la porter. Et moi, j’allais devoir apprendre à vivre sans eux. J’allais pouvoir répondre à une question que je me posais tout le temps. Comment font les autres enfants pour vivre sans mes parents ?

Sur son bureau, Papa avait laissé tous ses carnets. Dedans, il y avait toute notre vie comme dans un roman. C’était vraiment extraordinaire, il avait écrit tous nos moments, les bons et les mauvais, les danses, les mensonges, les rires, les pleurs, les voyages, les impôts, l’Ordure, Mademoiselle et le cavalier prussien, Bulle d’air et Sven, l’enlèvement et la cavale, il ne manquait rien à l’appel. Il avait décrit les tenues de Maman, ses danses folles et sa passion pour l’alcool, ses énervements et son beau sourire, ses joues pleines, ses longs cils qui battaient autour de ses yeux ivres de joie. En lisant son livre, j’avais eu l’impression de tout revivre une seconde fois.

J’avais appelé son roman « En attendant Bojangles », parce qu’on l’attendait tout le temps, et je l’avais envoyé à un éditeur. Il m’avait répondu que c’était drôle et bien écrit, que ça n’avait ni queue, ni tête, et que c’était pour ça qu’il voulait l’éditer. Alors, le livre de mon père, avec ses mensonges à l’endroit à l’envers, avait rempli toutes les librairies de la terre entière. Les gens lisaient Bojangles sur la plage, dans leur lit, au bureau, dans le métro, tournaient les pages en sifflotant, ils le posaient sur leur table de nuit, ils dansaient et riaient avec nous, pleuraient avec Maman, mentaient avec Papa et moi, comme si mes parents étaient toujours vivants, c’était vraiment n’importe quoi, parce que la vie c’est souvent comme ça, et c’est très bien ainsi.