Maman me racontait souvent l’histoire de Mister Bojangles. Son histoire était comme sa musique : belle, dansante et mélancolique. C’est pour ça que mes parents aimaient les slows avec Monsieur Bojangles, c’était une musique pour les sentiments. Il vivait à la Nouvelle-Orléans, même si c’était il y a longtemps, dans le vieux temps, il n’y avait rien de nouveau là-dedans. Au début, il voyageait avec son chien et ses vieux vêtements, dans le sud d’un autre continent. Puis son chien était mort, et plus rien n’avait été comme avant. Alors il allait danser dans les bars, toujours avec ses vieux vêtements. Il dansait Monsieur Bojangles, il dansait vraiment tout le temps, comme mes parents. Pour qu’il danse, les gens lui payaient des bières, alors il dansait dans son pantalon trop grand, il sautait très haut et retombait tout doucement. Maman me disait qu’il dansait pour faire revenir son chien, elle le savait de source sûre. Et elle, elle dansait pour faire revenir Monsieur Bojangles. C’est pour ça qu’elle dansait tout le temps. Pour qu’il revienne, tout simplement.
2
— Donnez-moi le prénom qui vous chante ! Mais je vous en prie, amusez-moi, faites-moi rire, ici les gens sont tous parfumés à l’ennui ! avait-elle affirmé en s’emparant de deux coupes de champagne sur le buffet.
— Si je suis ici, c’est pour trouver mon assurance-vie ! avait-elle proclamé avant de vider d’un trait la première coupe, ses yeux, légèrement déments, plongés dans les miens.
Et tandis que je tendais naïvement la main pour recevoir le verre que je croyais m’être destiné, elle le siffla cul sec, puis me toisant du regard en se caressant le menton, elle m’affirma avec une insolence rieuse :
— Vous êtes assurément le plus beau contrat de ce sinistre gala !
La raison aurait dû m’inciter à fuir, à la fuir. D’ailleurs, je n’aurais jamais dû la rencontrer.
Pour fêter l’ouverture de mon dixième garage, mon banquier m’avait invité dans un palace de la Côte d’Azur pour un pince-fesses de deux jours étrangement nommé « les week-ends de la réussite ». Une sorte de séminaire pour jeunes entrepreneurs pleins d’avenir. À l’intitulé absurde s’ajoutait une assemblée lugubre et toutes sortes de colloques dispensés par de savants cloportes aux visages chiffonnés par le savoir et les données. Comme souvent depuis mon enfance, j’avais tué le temps en m’inventant des vies auprès de mes condisciples et de leurs épouses. Ainsi, la veille, au dîner, j’avais embrayé dès l’entrée sur ma filiation avec un prince hongrois, dont un lointain aïeul avait fréquenté le comte de Dracula :
— Contrairement à ce que l’on veut nous faire croire, cet homme était d’une courtoisie et d’une délicatesse rares ! J’ai chez moi des documents qui attestent que le malheureux a essuyé une campagne de calomnie sans égale, guidée par une crasse et basse jalousie.
Comme toujours en pareil cas, il faut ignorer les regards dubitatifs et se concentrer sur les plus crédules de la tablée. Une fois le regard du plus naïf capté, il faut l’abreuver de détails d’une précision méticuleuse afin de lui arracher un commentaire qui valide la fable. Ce soir-là, ce fut l’épouse d’un viticulteur bordelais qui opina du chef en déclarant :
— J’en étais sûre, cette histoire est trop grosse, trop monstrueuse pour être vraie ! C’est une fable !
Elle fut suivie par son mari qui entraîna le reste de la table, et la suite du dîner tourna autour de ce sujet. Chacun y allait de son expertise, de ses doutes qu’il avait toujours eus, les uns et les autres se persuadaient entre eux, construisant un scénario autour de mon mensonge, et au terme du repas, personne n’aurait osé reconnaître qu’il avait crû une seule seconde à l’histoire, pourtant vraie, de Dracula le Comte du pal. Le lendemain midi, grisé par mon succès de la veille, j’avais récidivé avec de nouveaux cobayes. J’étais cette fois-ci le fils d’un riche industriel américain qui détenait des usines de construction automobile à Détroit et dont l’enfance s’était déroulée dans le vacarme industriel des ateliers. J’avais corsé l’affaire en m’affublant d’un autisme profond qui m’avait fait rester muet jusqu’à l’âge de sept ans. Gagner les cœurs par un exercice de mythomanie qui touche la sensibilité de ses victimes est vraiment ce qu’il y a de plus aisé.
— Mais quel fut votre premier mot ?! s’exclama ma voisine, devant son filet de sole intact et froid.
— Pneu ! lui répondis-je avec sérieux.
— Pneu ?! répétèrent de concert mes compagnons de table.
— Oui, pneu, dis-je une nouvelle fois, c’est incroyable, non ?
— Ahhhh, mais c’est pourquoi vous avez monté des garages, tout s’explique, c’est fou tout de même le destin ! avait enchaîné ma voisine au moment où son assiette repartait en cuisine aussi pleine qu’à son arrivée.
Le reste du déjeuner fut consacré aux miracles de la vie, à la destinée de chacun, au poids de l’héritage sur l’existence de tous et j’avais savouré, avec mon cognac aux amandes, ce plaisir fou et égoïste de monopoliser, l’espace d’un instant, l’attention des gens avec des histoires aussi solides qu’un coup de vent.