Pour me réconcilier avec la maîtresse, je ne savais vraiment pas quoi faire, alors un jour, j’ai décidé de lui rendre service pour me faire pardonner l’écriture malade, les amandiers en fleur, et les vacances au paradis n’importe quand. Comme il se passait tout un tas de choses dans la classe quand elle avait le dos tourné et le reste face au tableau et qu’elle n’avait pas d’yeux dans le dos, j’avais décidé de devenir les yeux de son dos. Je dénonçais tout, tout le monde, tout le temps. Les lancers de boulettes en papier mâché, les bavardages, les tricheries, les jeux de colle, les grimaces, et bien plus que ça encore. La première fois, quel émoi ! Vraiment personne ne s’y attendait, alors il y a eu un gros silence gênant, la maîtresse a convoqué le lanceur de papier à la fin de la journée et a complètement oublié de me remercier. Les fois suivantes, elle avait vraiment l’air contrarié, alors elle passait ses mains dans ses cheveux sablonneux et tempétueux pour montrer qu’elle était embarrassée, et puis un jour c’est moi qu’elle a convoqué. Elle a commencé par se demander à voix haute ce que j’aurais fait en 39. Alors, je lui ai répondu en regardant mes chaussures que la question ne se posait pas, que je chaussais du 33 et que si j’avais fait du 39, j’aurais été probablement dans la classe du dessus ou même dans l’école des grands. La maîtresse se posait des questions de vendeuse de chaussures quand elle était contrariée et je m’étais dit que ce n’était plus seulement la tempête dans ses cheveux, mais aussi dans sa tête. Après elle m’a dit qu’il fallait que j’arrête de lui rendre service, que ça ne se faisait pas de rendre service comme ça. Elle ne voulait pas avoir des yeux dans le dos, c’était son choix et elle avait parfaitement le droit. Juste après, elle a sorti la bosse de sa manche et s’est mouchée avec, alors je lui ai demandé si c’était toujours le même mouchoir. Comme réponse, elle a serré sa morve très fort dans sa main en me demandant de quitter la classe en criant. En sortant dans le couloir, j’avais décrété qu’à part de la morve, il n’y avait vraiment rien à en tirer de cette maîtresse-là. Quand j’avais raconté à ma mère l’histoire des yeux dans le dos, elle avait cru que c’était ma journée imaginaire et s’était exclamée :
— La délation, quelle belle passion ! C’est parfaitement parfait mon garçon ! Grâce à vous le monde tourne rond !
Mentir à l’endroit, à l’envers, parfois je ne savais vraiment plus comment faire.
Après l’écriture, on a dû apprendre à lire l’heure sur une horloge à aiguilles, alors là, ça a été vraiment un grand malheur, parce que l’heure je la lisais déjà sur la montre de mon père avec des chiffres qui s’allumaient la nuit ; mais sur l’horloge à aiguilles qui ne s’allumait ni le jour, ni la nuit, c’était impossible pour moi. Certainement un problème de lumière, m’étais-je dit. Ne pas réussir à lire l’heure c’était compliqué, mais ne pas réussir à lire l’heure devant tout le monde, c’était encore plus compliqué. Durant des semaines entières, il y eut des horloges sur tous les polycopiés didactiques, aux relents chimiques. Et pendant ce temps-là, les wagons passaient, constatait l’institutrice.
— Si tu ne sais pas lire l’heure, tu vas carrément rater tout le train ! avait-elle dit pour faire rire les autres enfants sur mon dos.
Elle avait encore convoqué ma mère pour lui parler de mes problèmes de transport en oubliant totalement de lui parler de la pointure de ses chaussures. Alors ma mère, qui avait aussi des problèmes d’horloge, s’était énervée et lui avait rétorqué :
— Mon fils sait déjà lire l’heure sur la montre de son père, c’est bien suffisant ! A-t-on déjà vu des agriculteurs apprendre à labourer avec un cheval de trait après l’invention du tracteur, ça se saurait !
C’était une réponse de bon sens mais, a priori, pour la maîtresse, ça n’allait pas dans la bonne direction. Elle répondit à ma mère en hurlant qu’on était une famille de cinglés, qu’elle n’avait jamais vu ça, et qu’à l’avenir elle me laisserait comme ça, au fond de la classe sans plus s’occuper de moi.
« Le midi même, quelques secondes après la sonnerie, tandis que le tic-tac de papier exigeait d’être déchiffré, les yeux tournés vers la fenêtre, de ses yeux ébahis, notre fils vit, soulagé, laissant le préau embrumé par les fumées dispersées de sa locomotive, s’évanouir à allure vive, le petit train de l’autre vie. »
Après m’avoir retiré de l’école, mes parents me disaient souvent qu’ils m’avaient offert une belle retraite anticipée.
— Tu es certainement le retraité le plus jeune du monde ! disait mon père avec ce rire d’enfant qu’ont parfois les grands, du moins mes parents.
Ils avaient l’air enchanté de m’avoir toujours à leurs côtés, et moi je n’étais plus angoissé à cause de ces wagons qui passaient et de ces trains toujours ratés. J’avais quitté sans regret ma classe, mon institutrice à la coiffure tourmentée et son faux cancer de la manche. Afin de m’instruire, mes parents ne manquaient pas d’idées. Pour les mathématiques, ils me déguisaient avec des bracelets, des colliers, des bagues, qu’ils me faisaient compter pour les additions, et après ils me faisaient tout enlever jusqu’au caleçon pour les soustractions. Ils appelaient cela « le chiffre-tease », c’était d’un tordant. Pour les problèmes, Papa me mettait en situation, disait-il. Il remplissait la baignoire, enlevait des litres, avec une bouteille, une demi-bouteille et me posait une foultitude de questions techniques. À chaque mauvaise réponse il me vidait la bouteille sur la tête. C’était souvent une grande fête aquatique ces cours de mathématiques. Ils avaient inventé un répertoire de chansons pour la conjugaison, avec une gestuelle pour les pronoms personnels, et j’apprenais ma leçon sur le bout des doigts, en dansant de bon cœur la chorégraphie du passé composé. Le soir, j’allais leur lire les histoires qu’on avait inventées et couchées sur papier dans la journée ou faire les résumés des histoires déjà écrites par les grands classiques.
L’avantage avec ma retraite anticipée, c’est qu’on pouvait partir en Espagne sans attendre tout le monde, et parfois ça nous prenait comme une envie de faire pipi, en quand même un peu plus long à préparer. Le matin, Papa disait :
— Henriette, faisons les valises, ce soir je veux prendre l’apéritif sur le lac !
Alors on jetait des milliards de choses dans les valises, ça volait dans tous les sens. Papa hurlait :
— Pauline, où sont mes espadrilles ?
Et Maman répondait :
— À la poubelle, Georges ! C’est encore là qu’elles vous vont le mieux !
Et Maman lui lançait :
— Georges, n’oubliez pas votre bêtise, on en a toujours besoin !
Et mon père répondait :
— Ne vous en faites pas, Hortense, j’ai toujours un double sur moi !
On oubliait toujours des trucs, mais on était souvent pliés en quatre pour faire nos bagages, en deux temps trois mouvements.
Là-bas, c’était vraiment très différent, la montagne aussi était pliée en quatre. Avec la neige de l’hiver, en névés au sommet ; le roux et le marron de l’automne en dessous, sur les terres sèches et les rochers ; les couleurs fruitières du printemps sur les terrasses ; et la chaleur, les senteurs de l’été, étouffées près du lac dans la vallée. Papa disait qu’avec une montagne comme celle-là, je pouvais dévaler toute une année en moins d’une journée. Comme nous partions quand ça nous chantait, nous allions souvent chanter quand les amandiers étaient en fleurs et nous partions quand celles des orangers finissaient de tomber. Entre-temps on faisait des tours de lac, des bronzettes sans gras sur nos serviettes, des barbecues géants, on recevait des gens qui buvaient des apéritifs avec mes parents. Le matin, avec le reste des verres, je me faisais des salades de fruits qui débordaient du saladier. Les invités s’exclamaient que c’était vraiment la fiesta tout le temps, et Papa répondait que la vie c’était bon comme ça.