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ROBERT HARRIS

Enigma

Pour Gill,

et pour Holly et Charlie

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Note de l’auteur

Ce roman s’appuie sur des événements historiques bien réels. Les signaux navals allemands cités dans le texte sont tous authentiques. Les personnages, cependant, sont purement imaginaires.

« Il semble que Bletchley Park soit la seule grande réussite de la Grande-Bretagne pendant la période 1939–1945, peut-être même de ce siècle dans son ensemble. »

George Steiner

« Une preuve mathématique doit ressembler à une constellation simple aux contours nettement définis et pas à un amas éparpillé dans la Voie lactée. Un problème d’échecs doit lui aussi présenter un caractère de soudaineté, et une certaine économie de moyens ; il est essentiel que les mouvements soient surprenants et que chaque pièce ait sur l’échiquier son rôle à jouer. »

G. H. Hardy, A Mathematician’s Apology

1

MURMURES

MURMURES : sons émis par un transmetteur radio ennemi juste avant la diffusion d’un message codé.

Lexique de cryptographie
(Top Secret, Bletchley Park, 1943)

1

Cambridge au quatrième hiver de la guerre : une ville fantôme.

Un vent sibérien incessant dont rien n’avait émoussé le mordant sur des milliers de kilomètres soufflait de la mer du Nord et balayait les Fens. Il faisait battre les panneaux indicateurs des abris antiaériens de Trinity New Court et s’acharnait sur les fenêtres condamnées de King’s College Chapel. Il s’engouffrait dans les cours et les cages d’escaliers, confinant les quelques professeurs et étudiants dans leurs chambres. Dès le milieu de l’après-midi, les étroites rues pavées étaient toutes désertées. À la tombée de la nuit, sans aucune lumière visible, l’université retrouvait des ténèbres qu’elle n’avait pas connues depuis le Moyen Âge. Une procession de moines traversant à petits pas Magdalene Bridge pour se rendre à Vêpres n’aurait guère semblé déplacée.

La guerre avait anéanti des siècles d’histoire.

C’est en ce lieu sinistre des plaines de l’est de l’Angleterre que débarqua, à la mi-février 1943, un jeune mathématicien répondant au nom de Thomas Jericho. La direction de la faculté de King’s College ne fut prévenue que la veille de son arrivée, ce qui lui laissa tout juste le temps de rouvrir son logement, de mettre des draps dans le lit et de faire disparaître trois ans de poussière des étagères et des tapis. On ne se serait en fait même pas donné cette peine — c’était la guerre et le personnel se faisait rare — si le principal en personne n’avait pas reçu chez lui un coup de fil d’un responsable obscur mais fort haut placé du Foreign Office de Sa Majesté, le priant instamment que l’on « veille sur M. Jericho jusqu’à ce qu’il soit suffisamment remis pour reprendre son devoir ».

« Bien sûr, répondit le principal, qui n’arrivait absolument pas à mettre un visage sur le nom de Jericho. Bien sûr. Ce sera un plaisir de l’accueillir à nouveau parmi nous ».

Tout en parlant, il ouvrit le registre de la faculté, le parcourut et finit par trouver ce qu’il cherchait : Jericho, T. R. G. ; enregistré en 1935 ; reçu premier au tripos de mathématique en 1938 ; titulaire d’une bourse d’étude de 200 livres par an ; absent de l’université depuis le début de la guerre.

Jericho ? Jericho ? Le principal n’en avait qu’un très vague souvenir, celui d’un adolescent flou sur une photo de promotion universitaire. Autrefois, peut-être se serait-il souvenu de ce nom, mais la guerre avait brisé le rythme sonore des inscriptions et des diplômes, et tout n’était plus que chaos : le Pitt Club s’était mué en Restaurant Britannique et l’on faisait pousser des pommes de terre et des oignons dans les jardins de St John’s…

« Il vient d’entreprendre des travaux d’une importance capitale pour le pays, poursuivit son interlocuteur. Nous vous serions donc très reconnaissants de faire en sorte qu’il ne soit pas dérangé.

— Compris, assura le principal. Compris. Je veillerai à ce qu’on le laisse tranquille.

— Nous vous en remercions. »

L’éminent personnage raccrocha. « Des travaux d’une importance capitale pour le pays. » Bigre…

Le vieux principal savait ce que cela signifiait. Il raccrocha à son tour et contempla pensivement le combiné, puis il se mit en quête de l’économe.

Les facultés de Cambridge sont des villages et, à ce titre, très friandes de ragots — surtout lorsque ces villages sont à quatre-vingt-dix pour cent désertés —, aussi le retour de Jericho provoqua-t-il des heures de supputations diverses parmi le personnel de King’s College.

Il y eut, pour commencer, les circonstances de son arrivée : quelques heures après le coup de fil au principal, il fut amené très tard, par une nuit neigeuse, emmitouflé dans une couverture de voyage à l’arrière d’une tonitruante Rover officielle conduite par une jeune femme en uniforme bleu de la Women’s Royal Navy. Kite, le concierge, qui proposa de porter les bagages du visiteur dans sa chambre, raconta que Jericho s’accrochait à ses deux valises de cuir élimé sans vouloir en lâcher une seule alors qu’il avait l’air si pâle et si épuisé que Kite doutait qu’il puisse arriver sans aide en haut de l’escalier circulaire.

Dorothy Saxmundham, la femme de chambre, fut la deuxième à le voir lorsqu’elle monta, le lendemain matin, faire le ménage. Il était appuyé sur ses oreillers, en train de contempler la neige fondue qui tombait sur la Tamise, et pas une fois il ne tourna la tête, ne fût-ce que pour la regarder — il n’avait même pas l’air de savoir qu’elle était là, le pauvre petit. Jusqu’au moment où elle voulut déplacer l’une de ses valises, alors il fut debout en un éclair. « Ne touchez pas à cela, s’il vous plaît, madame Sax, merci, merci beaucoup. » Et elle se retrouva sur le palier moins de vingt secondes plus tard.

Il ne reçut qu’un seul visiteur : le médecin de la faculté, qui vint le voir à deux reprises, resta environ un quart d’heure à chaque fois et partit sans rien dire.

Il prit tous ses repas dans sa chambre pendant la première semaine — non qu’il mangeât grand-chose à en croire Oliver Bickerdyke, qui travaillait aux cuisines. Il lui portait un plateau trois fois par jour et le reprenait une heure plus tard, à peine entamé. Le grand exploit de Bickerdyke, qui suscita une bonne heure de spéculations autour du fourneau à charbon dans la loge du concierge, fut de tomber sur le jeune homme en train de travailler à son bureau, vêtu d’un manteau par-dessus son pyjama, d’une écharpe et d’une paire de mitaines. Habituellement, Jericho « se barricadait », c’est-à-dire qu’il gardait la grosse porte de chêne de son bureau soigneusement fermée et demandait, d’une voix forte mais polie qu’on lui déposât son plateau dehors. Mais, le matin en question, soit six jours après son arrivée mélodramatique, il avait laissé la porte légèrement entrouverte. Bickerdyke poussa alors délibérément le panneau du bout des jointures, si doucement que le mouvement aurait été imperceptible pour tout être vivant, à l’exception peut-être d’une gazelle en train de paître, et parvint à franchir le seuil, se retrouvant à moins d’un mètre de sa proie quand Jericho se retourna. Bickerdyke eut tout juste le temps de remarquer des piles de papiers (« couverts de chiffres, de schémas, de lettres grecques et ce genre de trucs ») avant que le travail ne soit dissimulé à la hâte et qu’on le fasse sortir. La porte demeura par la suite résolument fermée.