Выбрать главу

« Bon, eh bien, fit-elle dès que le bruit se fut apaisé (sinon la maison), je vous laisse au calme, bien tranquille. »

Tom Jericho resta assis sur le bord du lit pendant deux bonnes minutes après avoir entendu les pas descendre l’escalier. Puis il ôta sa veste et sa chemise pour examiner son bras douloureux. Il avait deux hématomes juste sous le coude, nets, violacés, pareils à deux pruneaux, et il se souvint brusquement que Skynner lui avait toujours rappelé un préfet de l’école qui s’appelait Fane, fils d’un évêque qui se plaisait à fouetter à coups de canne les nouveaux élèves dans son bureau, à l’heure du thé, puis à leur faire dire « merci, Fane » ensuite.

Il faisait froid dans la chambre et il se mit à frissonner, sa peau se hérissant de chair de poule. Il se sentait affreusement fatigué. Il ouvrit une de ses valises, en sortit un pyjama qu’il revêtit rapidement, suspendit sa veste et songea défaire le reste de ses vêtements, mais y renonça. Peut-être serait-il envoyé loin de Bletchley dès le lendemain matin. Il se passa la main sur le visage. Il venait juste de lâcher huit livres, plus d’une semaine de salaire, pour une chambre dont il n’aurait peut-être pas besoin. L’armoire s’ébranla lorsqu’il l’ouvrit, et les cintres métalliques émirent un son de carillon mélancolique. Une odeur d’antimite l’agressa et il fourra rapidement les cartons à l’intérieur avant de la fermer et de pousser les valises sous le lit. Puis il tira les rideaux, se coucha sur le matelas plein de bosses et remonta la couverture sous son menton.

Cela faisait trois ans que Jericho menait une existence nocturne, mais il ne s’y était jamais accoutumé. Le fait d’être couché, à écouter les bruits diffus de ce samedi matin, lui donnait l’impression d’être complètement invalide. En bas, quelqu’un se faisait couler un bain. La citerne se trouvait dans le grenier, juste au-dessus de sa tête, et le bruit qu’elle faisait en se vidant et en se remplissant était assourdissant. Il ferma les yeux, mais une carte de l’Atlantique Nord ne cessait de surgir devant lui. Il les rouvrit et le lit se mit à trembler au passage d’un train, ce qui lui rappela Claire. Le 15 h 06 au départ de Londres Euston — arrêts à Willesden, Watford, Apsley, Berkhamstead, Tring, Cheddington et Leighton Buzzard, arrivée à Bletchley à 16 h 19 — il pouvait encore réciter la litanie du trajet, et voir Claire aussi. C’était là qu’il l’avait aperçue la première fois.

Cela devait se passer — quand ? — une semaine après avoir brisé Shark ? Deux jours avant Noël en tout cas. Puck, Atwood, Logie et lui avaient reçu l’ordre de se présenter aux bureaux de Broadway Street, près de la station de métro St James, d’où Bletchley Park recevait toutes ses instructions. « C » lui-même leur avait adressé un petit discours concernant la valeur de leur travail. En remerciement de leur « percée vitale », et sur ordre du premier ministre, ils avaient reçu chacun une poignée de main vigoureuse et une enveloppe contenant un chèque de cent livres à tirer dans une vieille et obscure banque de la City. Ensuite, légèrement embarrassés, ils s’étaient quittés sur le trottoir pour suivre chacun leur chemin — Logie allait déjeuner à l’Amirauté, Puck devait retrouver une fille, Atwood avait un concert à la National Portrait Gallery — et Jericho était retourné à la gare d’Euston pour attraper le train de Bletchley, arrêts à Willesden, Watford, Apsley…

Il songea qu’il n’y avait plus de chèques en vue pour le moment. Churchill allait peut-être exiger qu’on lui rende son argent.

Une cargaison d’un million de tonneaux. Dix mille personnes. Quarante-six U-Boote. Et ce n’était que le début.

C’est tout un ensemble. C’est de la guerre tout entière qu’il s’agit.

Il se tourna vers le mur.

Un autre train passa. Puis un autre. Quelqu’un d’autre prit un bain. Dans la cour, juste sous la fenêtre de Jericho, Mme Armstrong suspendit le tapis du salon sur la corde à linge et entreprit de le battre, fort et en rythme, comme s’il s’agissait d’un pensionnaire en retard de paiement ou d’un inspecteur un peu trop curieux du ministère du Ravitaillement.

L’obscurité se referma sur lui.

Le rêve est une mémoire. La mémoire est un rêve.

Un quai de gare grouillant de monde — des poutrelles métalliques et des pigeons voletant au-dessus d’une marquise de verre sale. De petits groupes chantant des chants de Noël par-dessus les annonces des haut-parleurs. Lueurs d’acier, taches de kaki.

Un rang de soldats penchés de côté sous le poids de leur barda court vers le fourgon de queue. Un marin embrasse une femme enceinte en chapeau rouge et lui donne une tape sur les fesses. Des écoliers qui rentrent chez eux pour Noël, des voyageurs de commerce en pardessus râpé, deux mères maigres et inquiètes en fourrures mitées, une grande femme blonde en manteau gris, bien coupé, lui arrivant aux chevilles et bordé de velours noir au col et aux poignets. Un manteau d’avant-guerre, pense-t-il, on ne fait rien d’aussi beau en ce moment…

Elle passe devant la vitre et il se rend compte avec un petit choc qu’elle a remarqué son regard posé sur elle. Il consulte sa montre et en referme le couvercle d’un coup de pouce. Lorsqu’il relève les yeux, elle pénètre dans le compartiment. Toutes les places sont occupées. Elle hésite. Il se lève pour lui offrir la sienne. Elle le remercie d’un sourire et lui fait signe qu’elle peut se glisser entre lui et la fenêtre. Il acquiesce d’un hochement de tête et se rassoit avec difficulté.

Les portières claquent sur toute la longueur du train, un coup de sifflet retentit, les voitures s’ébranlent. Le quai n’est qu’un amas de monde qui agite la main.

Il est tellement coincé qu’il peut à peine bouger. Une telle promiscuité n’aurait jamais été tolérée avant la guerre, mais à présent, lors de ces trajets aussi interminables qu’inconfortables, hommes et femmes se retrouvent souvent littéralement pressés les uns contre les autres. La cuisse de la jeune femme est collée à la sienne, avec une telle force qu’il sent la fermeté des muscles et des os sous la douceur de la chair. Son épaule est contre la sienne. Leurs jambes se touchent. Son bas bruit contre son mollet. Il perçoit sa chaleur et respire son odeur.

Il fixe les yeux au loin et feint de contempler par la vitre les vilaines maisons qui défilent. Elle est beaucoup plus jeune qu’il ne l’a cru tout d’abord. De profil, son visage n’offre rien d’une joliesse conventionnelle, il est fort, anguleux, et le mot qui lui vient à l’esprit est « harmonieux ». Elle a les cheveux très blonds, noués en arrière. En essayant de faire un mouvement, il lui frôle le sein du coude et il a l’impression qu’il va mourir de honte. Il se confond en excuses, mais elle ne semble pas s’en apercevoir. Elle a un exemplaire du Times replié très petit afin de pouvoir le tenir d’une seule main.