Il n’y avait qu’une seule clé — une grosse clé ouvragée en fer qui aurait mieux convenu à une cathédrale. Il se rappela qu’elle était cachée sous un morceau d’ardoise, à l’abri d’un pot de fleurs. L’humidité avait fait gonfler le bois et il dut pousser la porte fort pour l’ouvrir, laissant un arc imprimé sur le dallage de pierre. Il alla remettre la clé à sa place et referma la porte derrière lui avant d’allumer la lumière.
Il n’était entré dans cette maison qu’une seule fois auparavant, mais il n’y avait pas grand-chose à se rappeler. Deux pièces au rez-de-chaussée : un salon aux poutres basses et une cuisine attenante.
Sur sa gauche, un escalier étroit conduisait à un petit palier. La chambre de Claire donnait en façade, sur la route, celle d’Hester était au fond.
La salle d’eau se limitait à des waters chimiques auxquels on accédait par la cuisine, juste derrière la porte de service. Il n’y avait pas de salle de bains. Un tub en métal galvanisé se rangeait dans la remise, à côté de la cuisine, et l’on prenait son bain devant le fourneau. La maison dans son ensemble était froide, étriquée et sentait le moisi.
Il se demandait pourquoi Claire restait là.
Oh, mais chéri, c’est tellement mieux que d’avoir une horrible logeuse derrière mon dos…
Jericho fit deux pas sur le tapis usé et s’immobilisa. Pour la première fois, il commença à se sentir mal à l’aise. Partout où il regardait, il voyait les signes d’une vie qui se déroulait parfaitement sans lui — la porcelaine bleu et blanc dépareillée dans le buffet, le vase rempli de jonquilles, les piles de Vogue d’avant-guerre, jusqu’à la disposition des meubles (les deux fauteuils et le canapé rassemblés douillettement autour de l’âtre). Le moindre minuscule détail domestique semblait prémédité et significatif.
Il n’avait rien à faire ici.
Il faillit vraiment partir à ce moment-là. La seule chose qui l’arrêta fut la pensée plus ou moins pathétique qu’il n’avait nulle part en particulier où aller. Bletchley Park ? Albion Street ? King’s ? Sa vie semblait devenue un labyrinthe d’impasses.
Mieux valait rester ici plutôt que de fuir à nouveau, pensa-t-il. Elle ne manquerait pas de revenir bientôt.
Bon sang, mais qu’est-ce qu’il faisait froid ! Ses os étaient de glace. Il arpenta la pièce exiguë en baissant la tête pour ne pas heurter les grosses poutres. Le foyer contenait des cendres blanches et quelques morceaux de bois noircis. Il prit place d’abord sur un fauteuil, puis il essaya l’autre. Il faisait ainsi face à la porte. Le canapé se trouvait à sa droite. Le jeté de lit était en soie rose élimée et les coussins n’avaient plus de consistance tant ils avaient perdu de plumes. Les ressorts avaient cédé depuis longtemps et, dès qu’on y prenait place, on touchait pratiquement le sol et on avait toutes les peines du monde à en sortir. Il se rappelait ce canapé et le contempla longuement, comme un soldat pourrait contempler le champ de bataille d’une guerre irrémédiablement perdue.
Ils descendent du train ensemble et remontent le sentier jusqu’au parc. Sur leur gauche, le stade a été labouré et divisé en lopins pour l’« effort de guerre en vue de la campagne pour la victoire ». Sur leur droite, l’enchevêtrement familier de constructions basses apparaît derrière la clôture. Les gens marchent d’un pas vif pour échapper au froid. Cet après-midi de décembre est âpre et brumeux et le jour se laisse gagner par la pénombre.
Elle lui explique qu’elle est allée fêter son anniversaire à Londres. Quel âge lui donne-t-il ?
Il n’a aucun indice. Dix-huit ans peut-être ?
Vingt, réplique-t-elle, triomphante. La sagesse. Et lui, que faisait-il en ville ?
Il ne peut pas le lui révéler, évidemment. Pour affaires, dit-il. Juste pour affaires.
Pardon, s’excuse-t-elle, elle n’aurait pas dû poser cette question. Elle n’arrive pas encore à se faire à « ce qu’il faut et ne faut pas savoir ». Il y a trois mois qu’elle est à Bletchley Park et elle déteste ça. Son père travaille au Foreign Office et lui a obtenu ce poste pour la mettre en sécurité. Il est là depuis combien de temps ?
Trois ans, répond Jericho, et il ne faut pas qu’elle s’inquiète : ça va aller mieux.
Ah ! soupire-t-elle. C’est facile à dire pour lui, mais lui au moins, il doit faire quelque chose d’intéressant ?
Pas vraiment, répond-il, mais il se dit qu’il va avoir l’air ennuyeux, alors il ajoute : « Enfin, si, c’est relativement intéressant, je crois. »
En réalité, il a du mal à soutenir sa part de conversation. Le seul fait de marcher près d’elle le trouble suffisamment. Ils sombrent dans le silence.
Il y a près de la grille d’entrée un panneau où est annoncé un concert de la Bletchley Park Music Society qui doit interpréter le Musikalisches Opfer de Bach. « Oh, regardez ça ! s’exclame-t-elle. J’adore Bach. » Ce à quoi Jericho réplique avec un enthousiasme non feint que c’est son compositeur préféré. Heureux d’avoir enfin un sujet de conversation, il se lance dans un long discours sur la fugue à six voix du Musikaliches Opfer, que Bach est censé avoir improvisée à main levée pour le roi Frédéric le Grand, exploit équivalent à celui de disputer et de gagner simultanément soixante parties d’échecs en aveugle. Peut-être sait-elle que la dédicace de Bach à son souverain — Regis Iussu Cantio et Reliqua Canonica Arte Resoluta — donne de façon assez intéressante l’acrostiche ricercar, qui signifie « chercher » ?
Non, curieusement, elle ne le sait pas.
Ce monologue de plus en plus désespéré les conduit aux huttes où ils s’arrêtent tous les deux, puis, après un nouveau silence gêné, ils finissent par se présenter. Elle lui tend la main — sa poignée de main est chaude et ferme, mais ses ongles le surprennent : ils sont affreusement rongés, la chair presque à nu. Elle s’appelle Romilly, Claire Romilly. Cela sonne bien, Claire Romilly. Il lui souhaite un joyeux Noël et s’éloigne, mais elle le rappelle. Elle espère qu’il ne la trouvera pas trop effrontée, mais n’aimerait-il pas l’accompagner au concert ?
Il n’est pas sûr, il ne sait pas…
Elle note l’heure et la date sur le Times, juste au-dessus de la grille de mots croisés — le 27 décembre, à vingt heures quinze — et le lui fourre dans les mains. Elle achètera les billets. Elle le retrouvera là-bas.
Je vous en prie, ne dites pas non.
Et elle disparaît avant qu’il ait le temps de trouver une excuse.
Il est censé être de service le soir du 27, mais il ne sait pas où la trouver pour se décommander. Et puis il se rend compte que, de toute façon, il a plutôt envie d’y aller. Il rappelle donc à Arthur Brooke une faveur que celui-ci lui doit et attend devant la salle des fêtes. Il attend, et attend encore. Enfin, alors que tout le monde est déjà entré et qu’il s’apprête à abandonner, elle surgit de l’obscurité en courant, souriant ses excuses.