Le concert est meilleur qu’il ne l’a espéré. Tous les membres du quintette travaillent au parc et ont joué autrefois professionnellement. La harpiste est particulièrement remarquable. Dans le public, les femmes portent des robes longues et les hommes sont en tenue de soirée. Soudain, et pour la première fois dont il puisse se souvenir, la guerre lui semble très loin. Alors que les dernières notes du troisième canon (per motum contrarium) s’éteignent, il risque un regard en direction de Claire et découvre qu’elle le regarde aussi. Elle lui touche le bras et, quand le quatrième canon (per augmentationem, contrario motu) commence, il se sent complètement perdu.
Il lui faut ensuite filer directement aux baraques : il a promis d’être rentré avant minuit. « Pauvre monsieur Jericho, dit-elle, exactement comme Cendrillon… » Mais c’est elle qui propose qu’ils se retrouvent au concert de la semaine suivante (Chopin) et, à la fin de ce second concert, ils descendent la colline jusqu’à la gare pour prendre un chocolat au buffet.
« Alors, dit-elle, lorsqu’il revient du comptoir avec deux tasses de mousse brunâtre. Qu’ai-je le droit d’apprendre à votre sujet ?
— À mon sujet ? Oh, je suis bien ennuyeux.
— Je ne crois pas que vous soyez ennuyeux du tout. En fait, j’ai même entendu dire que vous étiez plutôt brillant. » Elle allume une cigarette et il remarque une nouvelle fois la façon particulière qu’elle a d’inhaler la fumée, l’avalant presque entièrement puis rejetant la tête en arrière pour l’exhaler par les narines. Il se demande s’il s’agit d’une nouvelle mode. « Je suppose que vous êtes marié ? » avance-t-elle.
Il manque s’étrangler avec son chocolat. « Mon Dieu, non. Enfin, je veux dire, je serais difficilement…
— Fiancée ? Petite amie ?
— Vous me faites marcher. » Il prend un mouchoir et se tamponne le menton.
« Des frères ? Des sœurs ?
— Non, non.
— Des parents ? Même vous, vous devez avoir des parents.
— Je n’en ai plus qu’un.
— Pareil pour moi, intervient-elle. Ma mère est morte.
— Comme c’est horrible. Je suis désolé. Ma mère, elle, est particulièrement vivante, je dois dire. »
Et la conversation se poursuit ainsi, avec ce plaisir jusqu’alors jamais goûté de parler de soi. Les yeux gris ne quittent pas un instant son visage. Les trains se succèdent dans l’obscurité, laissant derrière eux un jet de suie et d’air chaud. Les clients vont et viennent. « Mais je vois tout ce que je veux savoir », chante un crooner à la radio, dans un coin de la salle. « Car la lune, on ne peut pas la noircir… » Il se surprend à dire à sa compagne des choses dont il n’a jamais parlé auparavant — au sujet de la mort de son père et du remariage de sa mère, de son beau-père (un homme d’affaires qu’il déteste), de ses découvertes en astronomie, puis en mathématiques…
« Et ce que vous faites ici maintenant ? dit-elle. Vous en êtes heureux ?
— Heureux ? » Il se réchauffe les mains sur la tasse et examine la question. « Non, je ne dirais pas cela. C’est trop exigeant… c’est même effrayant, en un sens.
— Effrayant ? » Les grand yeux s’agrandissent encore sous l’effet de la curiosité. « Comment ça, effrayant ?
— À cause de ce qui peut arriver… » (Tu te vantes, se dit-il. Arrête ça tout de suite.) « À cause de ce qui peut arriver si l’on se trompe, je suppose. »
Elle allume une autre cigarette. « Vous travaillez dans la Hutte 8, n’est-ce pas ? Et la Hutte 8, c’est la section navale ? »
Cela le ramène à la réalité avec un sursaut. Il regarde vivement autour de lui. Un autre couple se tient la main et chuchote à la table d’à côté. Quatre types de l’armée de l’air jouent aux cartes. Une serveuse en tablier graisseux frotte le comptoir. Personne ne semble avoir entendu.
« D’ailleurs, dit-il d’un ton léger, je crois qu’il faut que j’y aille. »
Au coin de Church Green Road et de Wilton Avenue, elle dépose un baiser rapide sur sa joue.
La semaine suivante, c’est du Schumann, suivi d’un steak aux rognons et d’un pudding fourré à la confiture au restaurant anglais de Bletchley Road (Deux plats pour onze pence), et cette fois, c’est à son tour à elle de parler. Sa mère est morte quand elle avait six ans, raconte-t-elle, et son père l’a traînée d’ambassade en ambassade. Sa famille avait été une procession de nounous et de gouvernantes. Du moins avait-elle appris quelques langues étrangères. Elle avait voulu s’enrôler dans les Wrens, mais son père ne l’avait pas laissée faire.
Jericho lui demande à quoi ressemblait Londres pendant le Blitz.
« Oh, c’était très drôle, en fait. Plein d’endroits où aller. Le Milroy, le Four Hundred. Une sorte de gaieté du désespoir. Nous avons tous dû apprendre à vivre pour le moment présent, vous ne pensez pas ? »
Lorsqu’ils se séparent, elle l’embrasse à nouveau, ses lèvres sur une joue, sa main fraîche sur l’autre.
En y repensant, c’est vers cette époque, à la mi-janvier, qu’il aurait dû commencer à tenir un descriptif de ses symptômes, car c’est à ce moment-là qu’il commence à perdre son équilibre mental. Il se réveille avec une sensation d’euphorie légère. Il se précipite dans la hutte en sifflotant. Pendant ses heures de repos, il fait de grandes balades autour du lac en emportant du pain pour les canards — juste pour faire de l’exercice, se dit-il, mais c’est en fait pour scruter la foule au cas où il la verrait. Par deux fois d’ailleurs, il l’aperçoit, et, en une occasion, elle le voit aussi et lui fait signe.
Lors de leur quatrième rencontre (la cinquième si l’on compte leur rencontre dans le train), elle insiste pour faire quelque chose de différent, aussi se rendent-ils au cinéma municipal, sur High Street, pour voir le dernier film de Noël Coward, In Which We Serve.
« Et vous voulez vraiment me faire croire que vous n’avez jamais mis les pieds ici ? »
Ils font la queue pour les tickets. Le film n’est sorti que depuis la veille et la file d’attente s’étire jusqu’au coin d’Aylesbury Street.
« Non, je vous assure, pour être honnête, non.
— Mon Dieu, Tom, vous êtes un drôle de bonhomme. Je crois que je mourrais de rester coincée à Bletchley sans même pouvoir aller au cinéma. »