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Ils prennent place au fond de la salle, et elle passe son bras sous le sien. La lueur du projecteur, juste au-dessus d’eux, projette un kaléidoscope de bleus et de gris dans la poussière et la fumée de cigarette. Le couple assis près d’eux s’embrasse. Une femme rit. Une fanfare de trompettes annonce les informations, et là, sur l’écran, de longues colonnes de prisonniers allemands, un nombre incroyable, marchent péniblement dans la neige pendant que le commentateur parle avec excitation de la percée de l’Armée rouge sur le front oriental. Staline apparaît, bardé de médailles, sous un tonnerre d’applaudissements. Quelqu’un crie : « Hip, hip, hip, hourra pour l’oncle Joe ! » Les lumières s’allument puis s’éteignent à nouveau et Claire lui serre le bras. Le grand, film commence — « C’est l’histoire d’un navire… » — avec Coward dans le rôle d’un capitaine de la Royal Navy d’une courtoisie invraisemblable. L’action éclate par rafales. « Vaisseau en feu… Torpille à tribord, mon capitaine… Continuez de tirer… » Au plus fort de la bataille qui se déroule sur l’eau, Jericho regarde autour de lui les reflets des explosions de celluloïd sur les visages captivés, et il prend soudain conscience qu’il participe à tout cela — qu’il y tient un rôle distant mais vital — et que personne ne le sait, que personne ne le saura jamais… Après le générique de fin, les haut-parleurs entament « God Save the King » et tout le monde se lève, beaucoup de spectateurs se sentant tellement émus par le film qu’ils se mettent à chanter aussi.

Ils ont laissé leurs bicyclettes pratiquement au bout d’une ruelle qui longe le cinéma. À quelques pas de là, une forme semble se frotter contre le mur. Alors qu’ils se rapprochent, ils s’aperçoivent qu’il s’agit d’un soldat dont le manteau enveloppe une fille. Celle-ci a le dos collé à la brique et son visage blanc les regarde dans l’ombre comme un animal du fond de son terrier. Le mouvement s’interrompt le temps que Claire et Jericho récupèrent leurs bicyclettes, puis reprend de plus belle.

« Quelle attitude curieuse. »

Il dit cela sans réfléchir. À sa surprise, Claire éclate de rire.

« Qu’y a-t-il ?

— Rien », assure-t-elle.

Ils sont debout sur le trottoir et tiennent leurs bicyclettes pour laisser passer un camion aux phares assombris et dont la boîte de vitesses grince tandis qu’il remonte Watling Street en direction du nord. Claire cesse de rire.

« Venez voir ma maison, Tom, propose-t-elle d’une voix presque plaintive. Il n’est pas si tard et je voudrais tellement vous la montrer. »

Aucune excuse ne lui vient et il n’a pas envie d’en trouver une.

Elle lui fait traverser la ville et continue de rouler devant bien au-delà du parc. Ils ne parlent pas pendant plus d’un quart d’heure et il commence à se demander où elle l’emmène. Enfin, alors qu’ils tressautent sur le sentier qui conduit à la chaumière, elle lui lance par-dessus son épaule : « C’est chouette, non ?

— C’est, heu, à l’écart des sentiers battus.

— Allons, ne soyez pas cruel », proteste-t-elle en feignant d’être vexée.

Elle lui raconte comment elle l’a dénichée, complètement à l’abandon, et comment elle a convaincu le fermier qui la possède de la lui louer. À l’intérieur, le mobilier, qui a connu des jours meilleurs, provient de la maison d’une vieille tante de Kensington, qui a été fermée pendant le Blitz et jamais rouverte.

L’escalier craque de façon si inquiétante que Jericho se demande si leur poids conjugué ne va pas l’arracher du mur. La maison n’est qu’une ruine, glaciale de surcroît. « Et c’est là que je dors, » annonce-t-elle. Il la suit dans une chambre tout de rose et de crème, remplie de plumes, fourrures et soieries d’avant la guerre, pareille à une grosse boîte de déguisements. Une lame de parquet mal scellée claque sous ses pieds comme un coup de feu. Il y a trop de détails pour que l’œil puisse tout enregistrer, trop de cartons à chapeaux, boîtes à chaussures, coffrets à bijoux, flacons de maquillage… Elle ôte son manteau et le laisse tomber par terre pour se jeter à plat ventre sur le lit. Puis elle se soulève sur les coudes et fait tomber ses souliers. Quelque chose semble l’amuser.

« Et ça, qu’est-ce que c’est ? » Jericho, affolé, a battu en retraite sur le palier et regarde la seule autre porte.

« Oh, c’est la chambre d’Hester, lance-t-elle.

— Hester ?

— Une saleté de bureaucrate a découvert où j’habitais et a décrété que si j’avais deux chambres, il fallait que je partage. Alors Hester est arrivée. Elle travaille à la Hutte 6 et elle est vraiment adorable. Elle m’a à la bonne. Vous pouvez regarder. Ça ne la dérangera pas. »

Il frappe. Il n’y a pas de réponse, alors il ouvre la porte. Une autre toute petite chambre, mais celle-ci est quasi spartiate, semblable à une cellule : un lit de cuivre, un broc et une cuvette sur la table de toilette, quelques livres empilés sur une chaise. Premier manuel d’allemand de Ableman. Il l’ouvre. « Der Rhein ist etwas langer als die Elbe ». Le Rhin est d’une certaine façon plus long que l’Elbe. Il entend la détonation du plancher derrière lui, et Claire lui prend le livre des mains.

« On ne fouille pas, mon chéri. Ce n’est pas poli. Venez, allumons un feu et prenons un verre. »

En bas, il s’agenouille devant l’âtre et froisse un exemplaire du Times en boule. Il empile du petit bois et coiffe le tout de deux bûches minuscules avant d’enflammer le papier. La cheminée tire avec voracité et aspire la fumée avec un grondement.

« Regardez-vous, vous n’avez même pas retiré votre manteau ! »

Il se relève, chasse la poussière de son pardessus et se tourne vers elle. Jupe grise, pull de cashmere bleu marine, un rang de perles d’un blanc crémeux sur sa gorge laiteuse — l’uniforme immuable et passe-partout de la bourgeoise anglaise. Elle parvient miraculeusement à paraître à la fois très jeune et très mûre.

« Venez ici. Laissez-moi faire. »

Elle pose les verres et commence à déboutonner son pardessus.

« Ne me dites pas, souffle-t-elle, ne me dites pas que vous ne saviez pas ce qu’ils faisaient, derrière ce cinéma ? »

Même pieds nus, elle est aussi grande que lui.

« Bien sûr que je savais…

— À Londres, ces temps-ci, les filles appellent ça une “partie au mur”. Qu’en pensez-vous ? On dit qu’on ne peut pas tomber enceinte comme ça… »

Instinctivement, il ramène son manteau autour d’elle. Elle passe ses bras derrière lui.