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Merde, merde, merde.
Il se lança en avant pour s’arracher à son fauteuil et envoya les images se fracasser sur la pierre froide. Il fit deux fois le tour du salon minuscule puis pénétra dans la cuisine. Tout était propre, balayé, bien rangé. L’œuvre d’Hester, devina-t-il, sûrement pas celle de Claire. Le feu avait brûlé très doucement dans le fourneau, et celui-ci était encore tiède mais Jericho résista à la tentation de rajouter un peu de charbon. Il était une heure moins le quart. Où était-elle ? Il retourna dans le salon, hésita au pied de l’escalier et commença à monter. Le plâtre du mur était humide et s’effritait sous les doigts. Il décida d’essayer d’abord la chambre d’Hester. Elle était exactement telle qu’elle se présentait six semaines plus tôt. Une paire de souliers de marche au pied du lit. Un placard plein de vêtements sombres. Le même manuel d’allemand. An Seinen Ufern sind Berge, Felsen und malerische Schlösser aus den ältesten Zeiten. Sur ses rives se dressent des montagnes, des rochers et des châteaux pittoresques des temps anciens. Il le referma et retourna sur le palier.
Et là, enfin, la chambre de Claire.
Il savait à présent ce qu’il allait faire, même si sa conscience lui disait que c’était mal et si sa raison lui assurait que c’était stupide. Sur le principe, il était tout à fait d’accord. Comme n’importe quel bon garçon, il avait appris son Ésope et savait que « qui écoute aux portes entend plus qu’il ne désire » — mais depuis quand, se dit-il en commençant à ouvrir la porte, depuis quand ce trait de pieuse sagesse arrêtait-il qui que ce soit ? Une lettre, un journal intime, un message — tout ce qui pourrait l’aider à comprendre pourquoi. Il fallait qu’il sache, il le fallait, même si les chances d’en tirer le moindre réconfort étaient nulles. Où était-elle ? Se trouvait-elle avec un autre homme ? Était-elle en train de faire ce que toutes les filles de Londres appelaient, mon chéri, une partie au mur ?
Il se sentit soudain furieux et se comporta dans la chambre comme un cambrioleur : il tira et renversa les tiroirs, balaya bijoux et babioles des étagères, jeta les vêtements par terre puis arracha draps et couvertures avant de retourner le matelas dans un nuage de poussière, de parfum et de plumes d’autruche.
Dix minutes plus tard, il allait se terrer dans un coin et posait sa tête sur une pile de fourrures et de soie.
« Vous êtes une épave, lui avait dit Skynner. Vous êtes fini. Vous avez tout fichu par terre. Peut-être rencontrerez-vous quelqu’un de plus adapté que la personne que vous fréquentiez ici. »
Skynner était donc au courant, et Logie avait paru connaître lui aussi l’existence de Claire. Comment l’avait-il appelée, déjà ? La « blonde arctique » ? Peut-être étaient-ils tous au courant ? Puck, Atwood, Baxter, tout le monde ?
Il fallait qu’il sorte, qu’il s’éloigne de l’odeur de son parfum, de la vision de ses vêtements.
Et ce fut cette décision qui changea tout car c’est seulement lorsqu’il fut sorti sur le palier, le dos appuyé contre le mur et les yeux clos, qu’il prit conscience d’avoir manqué quelque chose.
Il retourna lentement, à pas comptés, dans la chambre. Silence. Il franchit le seuil et recommença. Silence toujours. Il s’agenouilla. L’un des tapis de la tante de Kensington recouvrait le plancher, quelque chose d’oriental, taché et soigneusement râpé. Il ne faisait pas plus de deux mètres carrés. Jericho le roula et le posa sur le lit. Le parquet ainsi découvert se révélait gauchi par l’âge, patiné, fixé aux solives par des clous couleur de rouille auxquels on n’avait pas touché depuis deux siècles — à l’exception d’un seul endroit où un segment de la lame d’origine, d’une cinquantaine de centimètres peut-être, tenait grâce à quatre vis toutes neuves et rutilantes. Il assena une claque de triomphe sur le plancher.
« Y a-t-il un autre point sur lequel vous voudriez attirer mon attention, monsieur Jericho ?
— Oui, le curieux incident de la lame de parquet qui craque.
— Mais le parquet n’a pas craqué.
— Justement, c’est ça, le curieux incident. »
Il n’aperçut pas d’outil adéquat dans la chambre en fouillis, aussi descendit-il à la cuisine pour prendre un couteau. C’était un couteau à manche de nacre avec un R gravé dessus. Parfait. C’est tout juste s’il ne traversa pas le salon en bondissant. L’extrémité du couteau s’immisçait parfaitement dans la fente de la vis qui se desserra sans problème et sortit en douceur. Il en alla de même des trois autres. La lame de parquet se souleva et découvrit une masse de crin de cheval et le plâtre du plafond en dessous. La cavité était profonde d’une quinzaine de centimètres. Jericho retira son pardessus et sa veste puis roula sa manche avant de s’allonger sur le côté pour plonger la main dans le trou. Au départ, il ne ressortit que des débris divers, principalement de vieux bouts de plâtre et des fragments de brique, mais il continua de fouiller jusqu’à ce qu’il tombe sur un morceau de papier, et laissa alors échapper un cri de victoire.
Il remit tout en place, plus ou moins. Il remit les vêtements sur les cintres, rangea les sous-vêtements et les foulards dans les tiroirs et les tiroirs dans la commode d’acajou. Il entassa les bijoux dans leur coffret de cuir et en laissa artistiquement traîner d’autres sur les étagères, parmi les flacons, les pots et les paquets dont la plupart étaient vides.
Il exécuta tout cela mécaniquement, comme un automate.
Il refit le lit, poussa le tapis et lissa l’édredon avant de jeter le couvre-lit de dentelle dessus, où il se posa comme un filet de chasse. Puis Jericho s’assit au bord du matelas et contempla son œuvre. Pas mal. Bien sûr, dès qu’elle commencerait à chercher ses affaires, elle s’apercevrait que quelqu’un les avait déplacées, mais au premier coup d’œil, la chambre semblait telle qu’auparavant. À part pour le trou dans le plancher, évidemment. Il ne savait trop que faire. Cela dépendait s’il replaçait ou non les documents à l’intérieur. Il les tira de sous le lit et les étudia à nouveau.
Il s’agissait de quatre feuilles de format standard, 21 × 27 centimètres. Il en approcha une de la lumière. C’était du mauvais papier de guerre, de celui qu’on consommait à la tonne à Bletchley. C’est tout juste si Jericho ne distinguait pas une forêt pétrifiée dans sa grossière trame jaune — l’ombre des feuillages et des tiges, le contour estompé des écorces et des fougères.
Dans le coin supérieur gauche de chaque message figurait la fréquence sur laquelle il avait été transmis — 12 260 kHz — et dans le coin supérieur droit, son HDI, heure d’interception. Les quatre messages avaient été émis à très peu d’intervalle les uns des autres le 4 mars, soit neuf jours plus tôt, le premier à vingt et une heures trente et le dernier à minuit. Chaque message consistait en un signal d’appel, ADU, puis en environ deux cents groupes de cinq lettres. Cela constituait déjà un indice important. Cela signifiait en effet qu’il ne pouvait s’agir de messages de la marine : les signaux de la Kriegsmarine étaient émis par groupes de quatre lettres. Ils émanaient donc probablement de l’armée de terre allemande ou de la Luftwaffe.
Elle avait dû les voler dans la Hutte 3.
Pour la deuxième fois, l’importance des implications possibles le frappa comme un grand coup à l’estomac. Il classa les messages à la suite les uns des autres sur l’oreiller de Claire et, tel un avocat de la défense, essaya de toutes ses forces de trouver une explication innocente. Un acte de malveillance stupide ? C’était possible. Elle ne s’était certainement jamais beaucoup préoccupée de sécurité — lorsqu’elle avait parlé tout fort de la Hutte 8 au buffet de la gare, lorsqu’elle lui avait demandé ce qu’il faisait ou essayé de lui dire ce qu’elle faisait. Un défi ? Là encore, c’était possible. Elle était capable de n’importe quoi. Mais cette cavité dans le plancher, la froide détermination que cela sous-entendait, attira son regard et anéantit sa plaidoirie.