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Les bruits et les odeurs d’un petit déjeuner anglais dominical remontèrent la cage d’escalier de la Pension du Commerce et franchirent le palier comme un appel aux armes : le grésillement de la graisse brûlante dans la cuisine, les accords pareils à un chant funèbre du service religieux retransmis par la BBC, le crépitement étouffé des mules usées de Mme Armstrong battant le linoléum comme une paire de castagnettes.

C’était un des rites d’Albion Street que ces petits déjeuners dominicaux servis avec la solennité de rigueur dans de la faïence blanche ordinaire : un morceau de pain épais comme un bréviaire imbibé de graisse et frit avant d’être couronné par deux cuillerées d’œuf en poudre brouillé, le tout dérivant sur une pellicule de gras.

Ce n’était pas, comme Jericho put s’en apercevoir, un très bon repas, ni même un repas particulièrement mangeable. Le pain avait pris une teinte rouille, parsemée de noir, et exhalait l’obscur parfum des harengs qui avaient frit dans la même huile le vendredi précédent. L’œuf était jaune pâle et avait un goût de biscuit rassis. Mais Jericho se sentait un tel appétit après les émotions de la nuit que, malgré son inquiétude, il mangea tout jusqu’à la dernière miette, avala deux tasses d’un thé grisâtre pour faire passer et nettoya même son assiette avec un bout de pain avant de complimenter en passant Mme Armstrong sur la qualité de sa cuisine — fait sans précédent qui poussa la sainte femme à sortir la tête de sa cuisine pour chercher des traces d’ironie sur le visage de son pensionnaire. Elle n’en trouva aucune. Il essaya aussi un allègre « bonjour ! » à l’adresse de M. Bonnyman, qui descendait l’escalier accroché à la rampe (« À vrai dire, ce n’est pas la grande forme, mon vieux — la bière d’hier soir ne devait pas être très digeste ») et fut de retour dans sa chambre à sept heures quarante-cinq.

Si Mme Armstrong avait vu les changements intervenus dans cette chambre, elle aurait été étonnée. Loin de se préparer à l’évacuer au bout de la première nuit, à l’instar de tant de ses précédents locataires, Jericho avait défait ses affaires. Ses valises étaient vides, son bon costume était suspendu dans l’armoire et les livres s’alignaient sur la cheminée. En équilibre sur les reliures trônait la gravure de King’s College Chapel.

Il s’assit au bord du lit et contempla la gravure. Elle n’était pas de très belle facture. En fait, elle était même assez laide. Les deux flèches gothiques étaient esquissées à la hâte, le ciel était d’un bleu improbable et les silhouettes grossières qui s’agglutinaient autour de la bâtisse auraient pu être l’œuvre d’un enfant. Cependant l’art le plus médiocre peut parfois trouver son utilité. Derrière le verre éraflé et sous la gravure victorienne à deux sous reposaient, bien à plat et soigneusement fixés, les quatre messages non décryptés qu’il avait pris dans la chambre de Claire.

Il aurait dû les restituer à qui de droit, bien sûr. Il aurait dû foncer directement de la chaumière aux huttes et trouver Logie ou quelque autre personnage d’autorité pour les lui remettre.

Encore maintenant, il ne parvenait toujours pas à démêler tous les motifs qui l’avaient poussé à agir de la sorte, il n’arrivait pas à séparer le désintéressement (son désir de la protéger) de l’égoïsme (son désir de la tenir à sa merci, ne fût-ce qu’une fois). Tout ce qu’il savait, c’est qu’il ne pouvait se résoudre à la trahir et qu’il était capable de rationaliser cela en se disant qu’il n’y avait pas de mal à attendre le matin, pas de mal à lui donner une chance de s’expliquer.

Alors, il avait continué de pédaler, il avait dépassé les grilles, était monté sur la pointe des pieds jusqu’à sa chambre et avait dissimulé les cryptogrammes derrière la gravure, parfaitement conscient du fait qu’il avait à présent franchi la frontière qui sépare la folie de la raison et que chaque heure qui s’écoulait lui rendrait le retour à la raison plus difficile.

Pour la centième fois, assis sur son lit, il passa en revue toutes les possibilités. Qu’elle était folle. Qu’on la faisait chanter. Qu’on se servait de sa chambre comme cachette à son insu. Qu’elle était une espionne.

Une espionne ? L’idée lui en paraissait fantastique, mélodramatique, étrange, illogique. Tout d’abord, pourquoi une espionne dotée d’un tant soit peu de raison volerait-elle des cryptogrammes ? Elle prendrait les messages décodés, sûrement : les réponses et non pas les énigmes ; la preuve patente que l’on brisait les codes d’Enigma.

Il vérifia que la porte était bien fermée puis prit précautionneusement le cadre, retira les punaises avec les doigts et souleva le fond de carton rigide. Maintenant qu’il y réfléchissait, il trouvait réellement quelque chose de bizarre à ces cryptogrammes et, en les examinant attentivement, il comprit de quoi il s’agissait. Ils auraient dû avoir les minces bandes de papier de décodage qui sortaient des machines Type-X collées au dos. Or, non seulement il n’y avait pas de bande, mais il n’y avait pas non plus de traces de l’endroit où les bandes auraient été arrachées. Ainsi, à première vue, ces messages n’avaient même jamais été décryptés. Leur secret demeurait intact. Ils étaient vierges.

Tout cela n’avait pas beaucoup de sens.

Il caressa l’une des feuilles entre le pouce et l’index. Le papier jaunâtre exhalait une odeur légère mais perceptible. Qu’est-ce que c’était ? Il l’approcha de ses narines et le huma. Une odeur de bibliothèque ou d’archives peut-être ? Un arôme assez riche — chaud, presque enfumé — aussi évocateur qu’un parfum.

Il prit soudain conscience que, malgré ses craintes, il commençait en fait à tenir à ces cryptogrammes comme un autre pourrait tenir à la photo d’une fille. Mais ces messages valaient en réalité beaucoup plus que n’importe quelle photo dans la mesure où un cliché ne donnait qu’une image alors que ces documents lui donnaient accès à qui elle était, et donc lui donnaient en les possédant l’impression de la posséder…

Il allait lui offrir encore une chance. Pas plus. Il regarda sa montre. Vingt minutes s’étaient écoulées depuis le petit déjeuner. Il était temps de partir. Il rangea les cryptogrammes derrière la gravure, remit le tout dans le cadre qu’il replaça sur la cheminée avant d’entrouvrir la porte. Les pensionnaires habituels de Mme Armstrong étaient tous rentrés de leur service de nuit. Il entendait les murmures de leurs voix en provenance de la salle à manger. Il enfila son pardessus et sortit sur le palier. Il fit tellement d’efforts pour paraître naturel que Mme Armstrong jurerait par la suite l’avoir entendu fredonner dans l’escalier.

À la lueur de la cigarette, je te vois sourire, Bien que ton image trop tôt s’évanouisse, Mais je vois tout ce que je veux savoir, Car la lune, on ne peut pas la noircir…

Moins de huit cents mètres séparaient Albion Street de Bletchley Park — à gauche en sortant de la pension puis tout droit le long de la rue aux pavillons monotones, à gauche encore sous le pont noirci du chemin de fer et brusquement à droite le long des jardins potagers.

Il marcha d’un pas vif sur le sol gelé, son souffle formant un panache dans l’air clair et glacé. Officiellement, c’était pratiquement le printemps, mais on avait visiblement oublié d’en avertir l’hiver. Des plaques de glace pas encore fondues de la nuit précédente craquaient sous ses semelles. Des corbeaux croassaient du haut des ormes décharnés.