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Il était huit heures passées lorsqu’il quitta le sentier pour pénétrer dans Wilton Avenue et s’approcher des grilles d’entrée. La relève était terminée et la route de banlieue était quasi déserte. La sentinelle — un jeune caporal gigantesque au visage rougi par le froid — sortit de sa guérite en tapant du pied et jeta à peine un coup d’œil sur son laissez-passer avant de lui faire signe d’entrer.

Il dépassa le manoir en gardant la tête baissée pour éviter d’avoir à parler à quiconque, dépassa le lac (qui était bordé de glace) et pénétra dans la Hutte 8, où le silence qui émanait de la salle de Décodage lui indiqua tout ce qu’il avait besoin de savoir. Les Type-X avaient passé en revue les vieux messages de Shark non décryptés et il ne leur restait plus rien à faire jusqu’à ce que la cuvée Dolphin et Porpoise arrive, sans doute dans le milieu de la matinée. Il aperçut la haute silhouette de Logie au bout du couloir et fonça dans la salle des Enregistrements. Là, il fut surpris de trouver Puck assis dans un coin sous le regard attentif de deux Wrens énamourées. Il avait la figure grisâtre, les traits tirés et il appuyait la tête contre le mur. Jericho crut qu’il dormait, mais Puck ouvrit alors un œil bleu et perçant.

« Logie te cherche.

— Vraiment ? » Jericho retira son manteau et son écharpe pour les accrocher derrière la porte. « Il sait où me trouver.

— Il paraîtrait que tu as frappé Skynner. Pour l’amour de Dieu, dis-moi que c’est vrai. »

L’une des Wrens se mit à glousser.

Jericho avait complètement oublié Skynner. Il se passa la main dans les cheveux. « Rends-moi un service, Puck, tu veux bien ? demanda-t-il. Fais comme si tu ne m’avais pas vu. »

Puck le dévisagea un instant puis referma les yeux. « Quel homme mystérieux tu fais », murmura-t-il d’une voix ensommeillée.

De retour dans le couloir, Jericho faillit rentrer dans Logie.

« Ah, te voilà, vieille branche. Je crains que nous ne devions avoir une petite conversation.

— Parfait, Guy, parfait. » Jericho donna une petite tape sur l’épaule de Logie et lui passa devant. « Donne-moi juste dix minutes.

— Non, pas dans dix minutes, lui cria Logie. Tout de suite ! »

Jericho feignit de ne pas avoir entendu. Il sortit au petit trot dans l’air glacé, marcha d’un pas vif jusqu’au coin de la bâtisse, passa devant la Hutte 6 et se dirigea vers l’entrée de la Hutte 3. Il n’en était plus qu’à une quinzaine de mètres quand il ralentit soudain le pas, puis s’arrêta tout à fait.

En vérité, il ne savait pratiquement rien de la Hutte 3 sinon que c’était là qu’on traitait les messages décodés de la Luftwaffe et de l’armée de terre allemande. Elle faisait à peu près le double des autres baraques et était disposée en forme de L. Elle avait été montée en même temps que les autres bâtiments temporaires, au cours de l’hiver 1939 — squelette de bois se dressant sur l’argile gelée du Buckinghamshire, recouvert d’une pellicule d’amiante et de minces planches de bois —, et Jericho se souvenait que pour la chauffer, on s’était approprié un gros poêle en fonte d’une des serres victoriennes. Claire se plaignait d’avoir toujours froid et que son travail était « assommant ». Mais où elle travaillait exactement dans ce dédale de pièces, sans même parler de la teneur de ce travail « assommant », cela demeurait un mystère.

Une porte claqua quelque part derrière lui. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit alors Logie surgir du coin de la hutte navale. Merde, merde. Il tomba sur un genou et fit mine de relacer sa chaussure ; Logie ne l’avait pas vu. Il se dirigeait d’une allure décidée vers le manoir. Cela parut renforcer Jericho dans sa décision. Dès que Logie fut hors de vue, il fit un petit compte à rebours puis se lança sur le chemin et franchit l’entrée de la hutte.

Il fit de son mieux pour avoir l’air de se trouver là de plein droit. Il prit un stylo et remonta le couloir central en jetant de part et d’autre des regards officiels dans les salles bourdonnantes d’activité, afin de donner le change aux officiers de l’armée et de l’aviation qu’il ne cessait de croiser. L’endroit était encore beaucoup plus peuplé que la Hutte 8 et le vacarme des machines à écrire et des téléphones était amplifié par les cloisons de bois mince, ce qui créait une ambiance de véritable maison de fous.

Il avait à peine parcouru la moitié du couloir quand un colonel moustachu sortit brusquement par une porte et lui bloqua le passage. Jericho hocha la tête et essaya de le contourner, mais le colonel fit un preste mouvement de côté.

« Attendez, étranger. Qui êtes-vous ? »

Suivant son instinct, Jericho tendit la main.

« Tom Jericho, se présenta-t-il. Et vous, vous êtes qui ?

— Ça ne vous regarde pas qui je suis. » Le colonel avait des oreilles en feuilles de chou et d’épais cheveux noirs séparés par une raie qui lui faisait comme un pare-feu sur le sommet du crâne. Il ignora la main tendue. « Vous êtes de quelle section ?

— Navale. Hutte 8.

— Hutte 8 ? Que venez-vous faire ici ?

— Je cherche le docteur Weitzman. »

Mensonge inspiré. Il avait connu le docteur Weitzman au club d’échecs : c’était un juif allemand, naturalisé britannique, qui avait toujours refusé de jouer le gambit de la reine.

« Mon Dieu, vraiment ? fit le colonel. Vous n’avez donc jamais entendu parler du téléphone, à la marine ? » Il lissa sa grosse moustache et examina Jericho de haut en bas. « Bon, venez donc avec moi. »

Jericho suivit le large dos du colonel dans le couloir puis dans une vaste salle. Deux groupes d’une douzaine d’hommes étaient installés devant deux rangées de tables disposées en demi-cercles et travaillaient sur les messages qui remplissaient des corbeilles grillagées. Walter Weitzman était perché sur un tabouret derrière eux, dans une cabine vitrée.

« Dites donc, Weitzman, vous connaissez ce type ? »

La grosse tête de Weitzman était penchée sur une pile de manuels allemands consacrés à l’armement. Il leva sur lui un regard vague et distrait, mais dès qu’il eut reconnu Jericho, son visage mélancolique s’éclaira d’un sourire. « Bonjour, Tom. Oui, bien sûr que je le connais. »

« Kriegsnachrichten für Seefahrer, lâcha Jericho, un brin trop précipitamment. Vous m’aviez dit que vous auriez sûrement trouvé quelque chose, maintenant. »

Pendant un instant, Weitzman resta sans réaction et Jericho pensa qu’il était fichu, mais alors, le cher homme lâcha lentement : « Oui, je crois que j’ai l’information que vous cherchez. » Il se leva prudemment de son tabouret. « Vous avez un problème, colonel ? »

Le colonel projeta le menton en avant. « Oui, Weitzman, maintenant que vous me le faites remarquer, j’ai effectivement un problème. “Les communications inter-huttes, sauf si elles sont autorisées, doivent se faire par téléphone ou par note écrite. Procédure standard.” » Il foudroya Weitzman du regard, qui le regarda à son tour, mais avec une exquise politesse. L’animosité sembla suinter par tous les pores du colonel. « Bon, marmonna-t-il. D’accord. Souvenez-vous-en à l’avenir. »

« Connard, siffla Weitzman tandis que le colonel s’éloignait. Bien, bien, vous feriez mieux de venir par ici. »

Il conduisit Jericho à un fichier à tiroirs, choisit un tiroir et entreprit de chercher une fiche. À chaque fois que les traducteurs tombaient sur un terme qu’ils ne comprenaient pas, ils consultaient Weitzman et son célèbre système de fiches. Il avait été philologue à Heidelberg jusqu’à ce que les nazis le forcent à émigrer. Le Foreign Office, dans un de ses rares moments d’inspiration, l’avait envoyé à Bletchley en 1940. Très peu d’expressions lui résistaient.