« Kriegsnachrichten für Seefahrer. “Notes de guerre pour les marins”, intercepté et catalogué pour la première fois le neuf novembre de l’an passé, ainsi que vous le savez déjà pertinemment. »
Il approcha la fiche cartonnée à deux centimètres de son nez et l’examina à travers ses verres épais.
« Dites-moi, ce bon colonel nous regarde-t-il toujours ?
— Je ne sais pas. Je pense que oui. » Le colonel s’était penché pour lire un message qu’un traducteur venait de rédiger, mais son regard ne cessait de revenir sur Jericho et Weitzman. « Il est toujours comme ça ?
— Notre colonel Coker ? Oui, mais il est pire aujourd’hui, je ne sais pas pourquoi. » Weitzman parlait doucement, sans regarder Jericho. Il ouvrit un autre tiroir et en tira une carte, l’air très absorbé. « Je suggère que nous restions ici tant qu’il n’a pas quitté la pièce. Tenez, voici un terme de U-Boot sur lequel nous sommes tombés en janvier : Fluchttiefe. »
« Profondeur de fuite », répliqua Jericho. Il pouvait jouer à ce jeu pendant des heures. Vorhalt-Rechner était un calculateur d’angle d’écartement. Une soudure à froid était une kalte Lötstelle. Des fissures dans la cloison d’un U-Boot s’appelaient des Stirnwandrisse…
« Profondeur de fuite, acquiesça Weitzman. C’est bien ça. »
Jericho risqua un nouveau coup d’œil en direction du colonel. « Il se dirige vers la porte… maintenant. Tout va bien. Il est parti. »
Weitzman contempla la fiche un instant, puis la glissa de nouveau parmi les autres et referma le tiroir. « Bon. Pourquoi me posez-vous des questions dont vous connaissez déjà les réponses ? » Il avait les cheveux blancs et ses petits yeux bruns étaient plongés dans l’ombre d’un front proéminent. Les fines ridules qui les bordaient suggéraient un visage qui avait dû rire plus souvent qu’à son tour. Mais Weitzman ne riait plus guère et l’on disait qu’il avait laissé pratiquement toute sa famille en Allemagne.
« Je cherche une certaine Claire Romilly. Vous la connaissez ?
— Bien sûr. La belle Claire. Tout le monde la connaît.
— Où travaille-t-elle ?
— Elle travaille ici.
— Je sais que c’est ici. Mais où, ici ?
« “Les communications inter-huttes, sauf si elles sont autorisées, doivent se faire par téléphone ou par note écrite. Procédure standard.” » Weitzman claqua des talons. « Heil Hitler !
— J’emmerde les procédures standard. »
Un traducteur se retourna avec irritation. « Vous ne voulez pas la fermer tous les deux, non ?
— Pardon. » Weitzman prit Jericho par le bras et l’entraîna. « Savez-vous, Tom, chuchota-t-il, que c’est la première fois en trois ans que je vous entends jurer ?
— Walter, je vous en prie, c’est important.
— Et ça ne peut pas attendre la prochaine relève ? » Il dévisagea Jericho attentivement. « De toute évidence, non. Bon, et encore bon. Par quel côté Coker est-il parti ?
— Il est retourné vers la porte d’entrée.
— Tant mieux. Suivez-moi. »
Weitzman emmena Jericho derrière le coin des traducteurs, lui fit traverser deux petites pièces peuplées de femmes qui s’activaient autour de deux gigantesques classeurs, le fit tourner à un angle et pénétrer dans une salle bordée de téléscripteurs et située pratiquement à l’autre bout de la hutte. Là, le bruit était assourdissant. Weitzman pressa les mains sur ses oreilles, regarda par-dessus son épaule et sourit. Le bruit les poursuivit le long d’un petit couloir qui aboutissait à une porte fermée. Juste à côté, d’une belle écriture d’écolière, une pancarte indiquait : BIBLIOTHÈQUE ALLEMANDE.
Weitzman frappa à la porte, l’ouvrit et entra. Jericho lui emboîta le pas. Il découvrit une grande salle. Des étagères chargées de registres et de dossiers. Une demi-douzaine de plateaux posés sur des tréteaux et accolés les uns aux autres afin de former une grande surface de travail. Des femmes, six peut-être, ou sept, qui lui tournaient presque toutes le dos. Deux d’entre elles tapaient à la machine, très vite, et les autres allaient et venaient pour ranger des feuilles de papier en piles.
Avant qu’il pût enregistrer quoi que ce fût d’autre, une femme replète, visiblement épuisée, en ensemble de tweed, s’avança à leur rencontre. Weitzman rayonnait à présent, il exsudait le charme et donnait pour le moins l’impression qu’il se trouvait encore au salon de thé de l’Europäischer Hof de Heidelberg. Il prit alors la main de la dame et s’inclina pour la baiser.
« Guten Morgen, mein liebes Fraulein Monk. Wie geht’s ?
— Gut, danke, Herr Doktor. Und dir ?
— Danke, sehr gut. »
Il s’agissait de toute évidence d’un rite entre eux. Le teint luisant de Mlle Monk rosit de plaisir. « Que puis-je faire pour vous ?
— Mon collègue et moi-même, ma chère mademoiselle Monk » — Weitzman lui tapota alors la main puis la laissa partir pour désigner Jericho — « nous cherchons la charmante Mlle Romilly. »
À la mention du nom de Claire, le sourire enjôleur de Mlle Monk s’évanouit. « En ce cas, vous n’avez plus qu’à vous joindre à la queue, docteur Weitzman. Prenez la queue.
— Pardon. La queue ?
— Nous essayons tous de trouver Claire Romilly. Alors peut-être votre collègue et vous-même avez-vous une idée de par où nous pourrions commencer ? »
C’est un solipsisme de dire que le monde s’arrête, et Jericho le savait, bien qu’il eût l’impression que cela arrivait tout de même — il savait que ce n’est jamais le monde qui ralentit mais plutôt l’individu qui, confronté à un danger inattendu, reçoit une décharge d’adrénaline et se met à accélérer. Quoi qu’il en soit, durant un court instant, tout sembla se figer autour de lui. L’expression de Weitzman se mua en un masque de stupéfaction tandis que la dame en affichait un d’indignation. Pendant que son cerveau s’efforçait d’envisager les implications, Jericho entendit sa propre voix, très lointaine, commencer à bredouiller : « Mais je croyais… on m’avait dit — assuré — hier, qu’elle était censée prendre son service à huit heures ce matin…
— C’est tout à fait vrai, répliquait Mlle Monk. C’est vraiment très inconséquent de sa part. Et terriblement incommode. »
Weitzman adressa à Jericho un regard de biais qui semblait signifier : dans quoi m’avez-vous entraîné ? « Peut-être est-elle malade ? suggéra-t-il.
— Alors un mot n’aurait sûrement pas été de trop ? Un message ? Avant que je laisse partir toute l’équipe de nuit. Nous avons déjà du mal à nous en sortir à huit, alors quand nous sommes sept… »
Elle se mit alors à parler à Weitzman des 3A et des 3M et de toutes les notes de personnel qu’elle avait rédigées sans que jamais personne prenne en compte ses difficultés. Comme pour souligner son propos, la porte s’ouvrit à cet instant et une femme entra avec une pile de dossiers si haute qu’elle devait appuyer le menton dessus pour l’empêcher de s’écrouler. Elle lâcha les documents sur la table, suscitant un grognement collectif de la part des filles de Mlle Monk. Deux feuillets passèrent par-dessus le bord de la table et tombèrent par terre. Jericho se précipita pour les ramasser. Il eut le temps de jeter un bref coup d’œil sur l’un d’eux…