À une trentaine de mètres de là, plusieurs ouvriers s’étaient rassemblés autour d’un feu et finissaient leur thé. Ils se dispersèrent à contrecœur, traînant derrière eux pelles et pioches sur le sol gelé, et Jericho se remémora soudain une image de lui, enfant, qui tenait la main de sa mère et faisait traîner sa pelle sur la chaussée bitumée. Quelque part derrière les arbres, un générateur démarra, soulevant un vol de corneilles qui s’enfuirent en croassant dans le ciel.
« Walter, qu’est-ce que la bibliothèque allemande ?
— Je ferais mieux de rentrer », fit Weitzman. Il s’humecta le bout de l’index et du pouce et moucha l’extrémité incandescente de sa cigarette, replaçant le reste dans sa poche de poitrine. Le tabac était un bien trop précieux pour qu’on en gaspillât la moindre miette.
« Walter, je vous en prie…
— Ach ! » Weitzman eut du bras un brusque mouvement de répulsion, comme s’il voulait écarter Jericho, et il se mit à dévaler, d’une allure quelque peu instable mais incroyablement rapide pour un homme de son âge, la pente qui longeait la baraque en direction du sentier. Jericho dut faire effort pour rester à sa hauteur.
« Vous en demandez trop, vous savez…
— Je le sais.
— Enfin, Bon Dieu, Coker me soupçonne déjà d’être un espion à la solde des nazis. Vous pouvez croire une chose pareille ? Je suis peut-être juif, mais pour lui, un Allemand ne diffère pas vraiment d’un autre Allemand. Ce qui, bien sûr, est exactement l’argument que nous défendons. Je devrais être flatté.
— Je ne voulais pas… c’est juste… il n’y a personne d’autre… »
Deux sentinelles armées de fusils surgirent à un coin et se dirigèrent vers eux. Weitzman serra la mâchoire et quitta abruptement le sentier pour foncer vers le court de tennis. Jericho le suivit. Weitzman ouvrit le portail et ils mirent pied sur l’asphalte. Le court avait été installé — sur l’initiative personnelle de Churchill, disait-on — deux ans plus tôt. On ne s’en servait plus depuis l’automne. Les lignes blanches étaient à peine visibles sous le givre. Des tas de feuilles mortes s’étaient agglutinées contre la clôture de grillage. Weitzman referma la porte et alla se placer près d’un piquet de filet.
« Tout a changé depuis que nous avons commencé, Tom. Je ne connais même plus les neuf dixièmes des gens qui travaillent dans la hutte. » Il donna un coup de pied rageur dans les feuilles, et Jericho remarqua pour la première fois combien il avait de petits pieds ; des pieds de danseur. « J’ai vieilli dans cet endroit. Je me souviens encore de l’époque où nous nous prenions pour des génies quand nous lisions cinquante messages par semaine. Vous connaissez le taux maintenant ? »
Jericho fit non de la tête.
« Trois mille par jour.
— Nom de Dieu. » Cela fait cent vingt-cinq à l’heure, calcula Jericho, soit un message toutes les trente secondes.
« Elle a des problèmes, alors, votre amie ?
— Je crois que oui. Enfin si… oui, elle a des ennuis.
— J’en suis désolé. Je l’aime bien. Elle rit à mes plaisanteries. Les femmes qui rient à mes plaisanteries méritent toute notre affection. Surtout quand elles sont jeunes. Et jolies.
— Walter… »
Weitzman se tourna vers la Hutte 3. Il avait choisi son terrain avec l’instinct de quelqu’un qui a été contraint, à une époque, d’apprendre à s’isoler pour survivre. Personne ne pouvait arriver derrière eux sans pénétrer sur le court de tennis. Personne ne pouvait approcher par-devant sans être vu. Et si jamais quelqu’un les observait de loin — eh bien, qu’y avait-il d’autre à voir que deux vieux collègues en train d’avoir une petite discussion privée ?
« C’est organisé comme une chaîne de montage. » Il enroula ses doigts autour du grillage. Ses mains étaient blêmes de froid et s’accrochaient à l’acier comme des serres. « Les messages décryptés arrivent par tapis roulant de la Hutte 6. Ils vont ensuite au poste pour être traduits — cela, vous le savez, c’est là que je travaille. Deux postes par équipe, un pour le matériel urgent, l’autre pour les messages en retard. Les messages traduits de la Luftwaffe sont transmis aux 3A et ceux de l’armée aux 3M. A pour aviation, M pour militaire. Seigneur, qu’il fait froid ! Avez-vous froid ? Moi, je tremble. » Il sortit un mouchoir sale de sa poche et se moucha. « Les officiers de service décident de ce qui est important ou pas et attribuent les Z de priorité. Un Z ne vaut pas très cher — le Hauptmann Fischer doit être muté à la flotte aérienne allemande basée en Italie. Un rapport météo peut obtenir trois Z. Cinq Z, c’est de l’or pur : l’endroit où se trouvera Rommel demain ou une attaque aérienne imminente. Les renseignements sont résumés et on en envoie trois exemplaires : un au SIS de Broadway, un au service du ministère approprié à Whitehall et un au général concerné sur le terrain.
— Et la bibliothèque allemande ?
— Chaque nom propre est indexé : chaque officier, chaque pièce de matériel, chaque base. Par exemple, le transfert du Hauptmann Fischer peut paraître de peu d’intérêt du point de vue de l’information. Mais si l’on consulte l’index de l’aviation, on découvre que son dernier poste était une station radar en France. Il est muté à Bari. Donc les Allemands installent un radar à Bari. Qu’ils le construisent et puis, dès qu’il est terminé, qu’on le bombarde !
— Et qu’est-ce que la bibliothèque allemande ?
— Non, non ! » Weitzman secoua la tête avec emportement, comme si Jericho était un élève borné du fond de sa classe, à Heidelberg. « La bibliothèque allemande, c’est la dernière étape du processus. Tous ces documents — les messages interceptés, les messages décryptés, les traductions, les Z de priorité, les tables de correspondances, bref, tous ces milliers de pages — doivent être archivés. La bibliothèque allemande est une transcription mot pour mot de tous les messages décodés dans leur langue d’origine.
— Est-ce que c’est un travail important ?
— Du point de vue intellectuel ? Non. C’est du travail de bureau.
— Mais du point de vue du secret ? De l’accès à des informations confidentielles ?
— Ah ! c’est différent. » Weitzman haussa les épaules. « Cela doit dépendre de la personne impliquée, bien sûr, du fait qu’elle prend ou non la peine de lire le matériel qu’elle manipule. La plupart ne le font pas.
— Mais en théorie ?
— En théorie ? Sur une journée moyenne ? Une fille comme Claire doit probablement voir défiler plus d’informations opérationnelles sur les armées allemandes qu’Adolf Hitler lui-même. » Il contempla l’expression incrédule de Jericho et sourit. « Absurde, n’est-ce pas ? Quel âge a-t-elle ? Dix-neuf ? Vingt ans ?
— Vingt, marmotta Jericho. Elle m’a toujours dit qu’elle faisait un travail assommant.
— Vingt ans ! Ma parole, c’est la plus grosse blague de l’histoire de la guerre. Regardez-nous : la débutante à la cervelle de moineau, l’intellectuel sans force et le juif à moitié aveugle. Si seulement la race des seigneurs voyait comment on la traite… Il arrive que cette pensée soit tout ce qui me reste pour tenir. » Il approcha sa montre très près de son visage. « Il faut que j’y retourne. Coker a déjà dû lancer un mandat d’arrêt contre moi. Je crains d’avoir beaucoup trop parlé.
— Pas du tout.
— Oh si, si. »
Il se tourna vers le portail. Jericho fit le mouvement de le suivre, mais Weitzman l’interrompit en levant la main. « Pourquoi n’attendriez-vous pas ici, Tom ? Rien qu’un instant. Le temps que je m’éloigne. »