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Il se glissa hors du court. Au moment où il passait de l’autre côté du grillage, quelque chose parut lui traverser l’esprit. Il ralentit le pas et fit signe à Jericho d’approcher de la clôture.

« Écoutez, lui dit-il d’une voix douce. Si vous croyez que je peux vous aider encore, si vous avez besoin de plus amples informations, je vous en prie, demandez à quelqu’un d’autre. Je ne veux rien savoir. »

Avant que Jericho puisse répondre, il avait traversé le sentier et disparu derrière le coin de la Hutte 3.

Dans l’enceinte de Bletchley Park, juste derrière le manoir, une cabine téléphonique rouge ordinaire se dressait à l’ombre d’un grand sapin. À l’intérieur, un jeune homme en tenue de cuir de motard terminait une conversation. Jericho, appuyé contre l’arbre, entendait son accent chantant, étouffé mais audible :

« Tu as tout à fait raison… d’accord, poupée… À bientôt. »

L’estafette raccrocha le combiné avec un bruit sec et poussa la porte.

« Je vous la laisse. »

Le motard ne s’éloigna pas tout de suite. Jericho resta planté dans la cabine, feignant de chercher des pièces dans sa poche, et l’observa à travers la vitre. Le motard fixa ses jambières, mit son casque, resserra la courroie sous le menton…

Jericho attendit qu’il se soit éloigné avant de composer le zéro.

Une voix féminine répondit : « Oui ? Ici le standard.

— Bonjour, je voudrais téléphoner à Kensington, s’il vous plaît. Le vingt-deux cinquante-sept. »

La standardiste répéta le numéro. « Cela vous coûtera quatre pence, monsieur. »

Une ligne de campagne de près de cent kilomètres reliait l’ensemble des téléphones de Bletchley Park au standard de Whitehall. Pour autant que la standardiste pouvait s’en rendre compte, Jericho appelait simplement un quartier de Londres à partir d’un autre quartier. Il inséra quatre pièces dans la fente et perçut, après quelques déclics successifs, le bruit d’une sonnerie.

Il lui fallut attendre une quinzaine de secondes avant que quelqu’un ne décroche.

« Ou-ii ? »

C’était exactement la voix que Jericho avait imaginée comme étant celle du père de Claire. Traînante et assurée, elle étirait ce tout petit mot en deux syllabes bien appuyées. Il y eut immédiatement une série de bips, et Jericho pressa la touche A. Ses pièces de monnaie tintèrent dans le compteur. Déjà, il se sentait à son désavantage — un indigent qui ne pouvait même pas se permettre d’avoir le téléphone.

« Monsieur Romilly ?

— Ou-ii ?

— Je suis tout à fait désolé de vous déranger, monsieur, surtout un dimanche matin. Mais je travaille avec Claire… »

Il y eut un léger bruit, puis un silence durant lequel il entendit Romilly respirer. Une explosion de parasites vint encombrer la ligne. « Vous êtes toujours là, monsieur ? »

La voix, lorsqu’elle retentit à nouveau, était calme et résonnait, comme si elle provenait d’une grande pièce vide. « Comment avez-vous eu ce numéro ?

— C’est Claire qui me l’a donné. » C’était le premier mensonge qui lui passait par la tête. « Je me demandais si elle était avec vous. »

Nouveau long silence. « Non, non, elle n’est pas avec moi. Pourquoi cela ?

— Elle n’a pas pris son service dans l’équipe de ce matin et elle avait son jour de congé hier. Je me suis demandé si elle n’était pas descendue à Londres.

— Qui est à l’appareil ?

— Je m’appelle Tom Jericho. » Silence. « Elle vous a peut-être parlé de moi.

— Je ne crois pas. » La voix de Romilly était à peine audible. Il se racla la gorge. « Je suis absolument désolé, monsieur Jericho. J’ai peur de ne pouvoir vous être d’aucune utilité. Les allées et venues de ma fille me sont aussi mystérieuses qu’elles semblent l’être pour vous. Bonsoir. »

Il y eut un mouvement à l’autre bout du fil, puis la ligne fut interrompue.

« Allô ? » insista Jericho. Il croyait toujours entendre quelqu’un respirer dans le micro. « Allô ? » Il continua de serrer le lourd combiné de bakélite pendant quelques secondes, l’oreille tendue, puis il raccrocha soigneusement.

Il s’appuya contre la paroi de la cabine téléphonique et se massa les tempes. Derrière la vitre, le monde vaquait silencieusement à ses affaires. Deux civils en chapeau melon et parapluie fermé, tout juste débarqués du train de Londres, étaient escortés jusqu’au manoir. Un trio de canards au plumage de camouflage hivernal vint se poser sur le lac, toutes palmes déployées, en labourant de profonds sillons dans l’eau grise.

Les allées et venues de ma fille me sont aussi mystérieuses qu’elles semblent l’être pour vous.

Quelque chose n’allait pas, si ? Ce n’était pas la réaction qu’on pouvait attendre d’un père à qui l’on apprend que sa fille unique a disparu.

Jericho saisit une poignée de pièces dans sa poche. Il les étala sur sa paume et les regarda d’un air stupide, comme un étranger tout juste arrivé dans un pays qu’il ne connaît pas.

Il composa à nouveau le zéro.

« Ici le standard.

— Kensington vingt-deux cinquante-sept. »

Une fois encore, Jericho introduisit quatre pennies dans la fente métallique. Une fois encore, il y eut une série de petits déclics, puis un silence. Il raidit son doigt sur la touche. Mais cette fois, il n’y eut pas de sonnerie, seul un bip-bip-bip indiquant que la ligne était occupée et qui lui cognait à l’oreille comme un battement de cœur.

Durant les dix minutes qui suivirent, Jericho fit encore trois tentatives pour obtenir le numéro. Il obtint à chaque fois la même réponse. Soit Romilly avait décroché son téléphone, soit il était engagé dans une longue conversation.

Jericho aurait bien essayé le numéro une quatrième fois, mais une femme de la cantine portant un manteau sur son tablier était arrivée et commençait à marteler la porte avec sa pièce pour réclamer son tour. Jericho finit par lui céder la place. Il demeura un instant sur le bord de la route à se demander ce qu’il convenait de faire.

Il lança derrière lui un coup d’œil sur les baraques. Leur forme grise et trapue, autrefois si morne et familière, lui semblait à présent vaguement inquiétante.

Merde ! Qu’avait-il à perdre ?

Il boutonna sa veste pour se protéger du froid et se tourna vers le portail.

3

L’église paroissiale St Mary, huit bons siècles de solide pierre blanche et de piété chrétienne, s’élevait au bout d’une avenue plantée d’ifs vénérables, à moins de cent mètres de Bletchley Park. Lorsque Jericho franchit les grilles, il vit les bicyclettes, une quinzaine ou une vingtaine, soigneusement rangées de part et d’autre du porche, et, un instant plus tard, il perçut les accords d’un orgue et la funèbre litanie d’une congrégation de l’Église d’Angleterre au plein milieu d’un cantique. Un silence parfait régnait sur le cimetière. Jericho eut l’impression d’être un invité qui arrive en retard dans une maison où la fête bat déjà son plein.

Nous poussons et nous épanouissons comme les feuilles de l’arbre, Puis nous nous racornissons et périssons, mais rien ne vient Te changer…

Jericho tapa des pieds et battit des bras. Il envisagea de se glisser à l’intérieur et de rester au fond de la nef jusqu’à la fin du service, mais l’expérience lui avait appris qu’on ne pénètre pas discrètement dans une église. La porte allait claquer, les têtes se retourneraient, un marguillier empressé remonterait toute l’allée à petits pas rapides avec une feuille de prière et un recueil de cantiques. Et ce genre d’attention était ce qu’il voulait éviter à tout prix.