« Je suis vraiment désolé. Cela ne prendra qu’un instant. »
Elle le foudroya du regard et il crut une fraction de seconde qu’elle allait ôter l’un de ses solides souliers de marche pour lui taper sur les doigts. Mais la curiosité le disputait à la colère dans son regard, et la curiosité l’emporta. Elle soupira et descendit de son engin.
« Merci. Il y a un arrêt d’autobus, là-bas. » Il désigna d’un mouvement de tête un abri situé de l’autre côté de Church Green Road. « Accordez-moi à peine cinq minutes, je vous en prie.
— Absurde, proprement absurde. »
Les roues de sa bicyclette cliquetaient comme des aiguilles à tricoter tandis qu’ils traversaient la route. Elle refusa de s’asseoir et resta debout, les bras croisés, le regard fixé sur la côte qui menait en ville.
Il essaya de trouver comment aborder le sujet.
« Claire m’a dit que vous travaillez dans la Hutte 6. Cela doit être intéressant.
— Claire n’a pas à vous dire où je travaille. Elle n’a d’ailleurs pas à en parler à quiconque. Et non, ce n’est pas intéressant. Tout ce qui est intéressant semble réservé aux hommes. Les femmes font le reste. »
Il pensa qu’elle pourrait être jolie si elle s’en donnait la peine. Elle avait une peau d’albâtre douce et blanche, un nez et un menton fins quoiqu’un peu aigus. Mais elle ne mettait aucun maquillage et adoptait une expression perpétuellement mécontente, ses lèvres pincées en une ligne mince et sarcastique. Derrière ses lunettes, ses petits yeux vifs brillaient d’intelligence.
« Claire et moi, nous… » Il agita les mains en cherchant le terme qui convenait. Tout cela le désespérait tellement. « “Nous sortions ensemble”, je crois qu’on peut dire ça ainsi. Jusqu’à il y a un mois. Puis elle a refusé du jour au lendemain d’avoir quoi que ce soit à faire avec moi. » Il sentait sa résolution fléchir devant l’hostilité de la jeune femme. Il se trouvait stupide de s’adresser ainsi à son dos étroit. Mais il continua tout de même. « Pour être franc, mademoiselle Wallace, je suis inquiet pour elle.
— Comme c’est curieux. »
Il haussa les épaules. « Nous formions un couple mal assorti, je vous l’accorde.
— Non. » Elle se tourna vers lui. « Je veux dire que c’est curieux que les gens se sentent toujours obligés de déguiser le souci qu’ils ont d’eux-mêmes en un souci qui aurait pour objet les autres. »
Elle abaissa les coins de sa bouche en une expression qui pouvait passer pour un sourire, et Jericho s’aperçut qu’il commençait à détester Mlle Hester Wallace, et que le fait qu’elle eût raison n’y était pas pour rien.
« Je ne nie pas que cela me touche personnellement, concéda-t-il, mais le fait est que je suis inquiet. Je pense qu’elle a disparu. »
Elle renifla. « N’importe quoi !
— Elle n’est pas venue travailler ce matin.
— Une heure de retard à son travail ne constitue pas encore une preuve de disparition. Elle a simplement dû oublier de se réveiller.
— Je ne crois pas qu’elle soit rentrée chez elle la nuit dernière. En tout cas, elle n’était toujours pas rentrée à deux heures du matin.
— Alors, peut-être a-t-elle oublié de se réveiller ailleurs », répliqua malicieusement Mlle Wallace.
Les lunettes s’illuminèrent à nouveau. « Mais puis-je vous demander en passant comment vous savez qu’elle n’est pas rentrée ? »
Il avait compris que mieux valait éviter de mentir. « Parce que je me suis introduit chez vous et que je l’ai attendue.
— D’accord. Et cambrioleur avec ça. Je comprends pourquoi Claire ne veut plus rien avoir à faire avec vous. »
J’en ai marre de tout ça, pensa Jericho.
« Il y a autre chose que vous devriez savoir. Un homme est venu chez vous la nuit dernière pendant que je m’y trouvais. Il s’est enfui quand il a entendu ma voix. Et puis je viens juste d’appeler le père de Claire. Il prétend qu’il ne sait pas où elle est, mais j’ai l’impression qu’il ment. »
Cela parut l’ébranler. Elle se mordilla les lèvres et regarda au loin, vers le bas de la colline. Un train, un express à en juger par le bruit, traversait Bletchley. Un rideau de fumée brunâtre s’élevait en bouffées percutantes sur plusieurs centaines de mètres au-dessus de la ville.
« Tout cela ne me concerne pas, déclara-t-elle enfin.
— Elle ne vous a pas dit qu’elle partait ?
— Elle ne prévient jamais. Pourquoi le ferait-elle ?
— Et elle ne vous a pas paru bizarre ces derniers temps ? Tendue ou je ne sais quoi ?
— Monsieur Jericho, on pourrait certainement remplir cet abri — non, on pourrait certainement remplir un bus à impériale tout entier — avec les jeunes gens qui s’inquiètent du devenir de leurs relations avec Claire Romilly. Mais maintenant je suis vraiment très fatiguée. Trop fatiguée et trop néophyte en la matière pour parvenir à vous aider. Excusez-moi. »
Pour la seconde fois, elle enfourcha sa bicyclette, et Jericho ne chercha pas à la retenir cette fois-ci. « Est-ce que les lettres ADU vous évoquent quelque chose, par hasard ? »
Elle secoua la tête avec irritation et s’éloigna d’une ruade du trottoir.
« C’est un indicatif, lança-t-il. Sans doute de l’armée de terre allemande ou de la Luftwaffe. »
Elle freina avec une telle force qu’elle glissa de sa selle et que ses talons plats raclèrent le caniveau. Elle parcourut la rue déserte du regard. « Vous êtes complètement fou ou quoi ?
— Vous me trouverez dans la Hutte 8.
— Attendez un peu. Qu’est-ce que ça a à voir avec Claire ?
— Ou, sinon, à la Pension du Commerce, Albion Street. » Il salua poliment d’un mouvement de tête. « ADU, mademoiselle Wallace. Les Anges Dansent à l’Unisson. Je vous laisse tranquille.
— Monsieur Jericho… »
Mais il ne voulait pas répondre à ses questions. Il traversa la route et descendit vivement la colline. Puis il jeta un coup d’œil en arrière avant de tourner à gauche dans Wilton Avenue, en direction des grilles du parc. Mlle Wallace se trouvait toujours exactement là où il l’avait laissée, ses jambes minces plantées de chaque côté du pédalier et son regard fixé sur lui, comme pétrifiée d’étonnement.
4
Lorsqu’il retourna à la Hutte 8, Logie l’attendait. Il arpentait l’espace confiné de la salle des Enregistrements, ses mains osseuses nouées derrière le dos, le tuyau de sa pipe se balançant tandis qu’il mâchonnait furieusement l’embout.
« C’est ton manteau ? demanda-t-il en guise de salut. Tu ferais mieux de le prendre avec toi.
— Salut, Guy. Où est-ce qu’on va ? » Jericho décrocha son pardessus derrière la porte, et l’une des Wrens lui adressa un sourire lugubre.
« Nous allons avoir une petite conversation, vieux frère, et puis tu vas rentrer chez toi. »
Une fois dans son bureau, Logie se jeta sur son siège et mit ses pieds immenses sur le bureau. « Ferme donc la porte, mon vieux. Nous allons au moins essayer de garder ça entre nous. »
Jericho obéit. Comme il n’y avait nulle part où s’asseoir, il s’appuya le dos contre la porte. Il se sentait étrangement calme. « Je ne sais pas ce que Skynner t’a raconté, mais je ne lui ai pas donné le moindre coup. »