— Bon, eh bien c’est parfait. » Logie leva la main en un soulagement feint. « Enfin, je veux dire, du moment qu’il n’y a pas de sang ni aucun os cassé…
— Allons, Guy. Je ne l’ai pas touché. Il ne peut pas me virer pour ça.
— Il peut faire absolument tout ce qui lui chante. » Le siège grinça lorsque Logie se pencha au-dessus de son bureau pour attraper une chemise brune. Il l’ouvrit. « Voyons ce que nous avons ici. Ça dit : “Insubordination aggravée”. Ça dit : “tentative d’agression physique”. Et aussi : “Dernier en date d’une longue suite d’incidents qui suggère que l’individu en question n’est plus en état de rester en service actif » Il reposa la chemise sur le bureau. « En fait, je ne suis pas certain d’être d’un avis différent. J’attends de te voir te ramener ici depuis hier après-midi. Où étais-tu passé ? À l’Amirauté ? En train de boxer notre chef d’état-major de la Marine ?
— Tu m’avais dit de ne pas travailler pendant toute une équipe. Tu m’avais dit : “Tu vas et tu reviens quand tu veux.” Je te cite.
— Ne joue pas au plus malin avec moi, vieille branche. »
Jericho garda un instant le silence. Il pensa à la gravure de King’s College Chapel et aux messages dissimulés derrière. À la bibliothèque allemande et au visage effrayé de Weitzman. À la voix altérée d’Edward Romilly. Les allées et venues de ma fille me sont aussi mystérieuses qu’elles semblent l’être pour vous. Il avait conscience que Logie l’examinait attentivement. « Quand veut-il que je parte ?
— Mais sur-le-champ, espèce d’imbécile. “Renvoyez-le à King’s, et il n’a qu’à y aller à pied, cette fois-ci.” Je crois bien que ce sont ses indications précises. » Il poussa un soupir et secoua la tête. « Tu n’aurais pas dû le faire passer pour un crétin, Tom. Pas devant ses clients.
— Mais c’est un crétin. » L’indignation et un sentiment d’injustice le submergeaient. Il s’efforça de conserver une voix ferme. « Il n’a pas la moindre idée de ce dont il parle. Allez, Guy ! Tu crois sincèrement, ne serait-ce qu’une minute, que nous allons réussir à briser Shark dans les trois jours qui viennent ?
— Non. Mais il y a plusieurs façons de le dire, si tu me suis bien, surtout quand nous avons nos très chers cousins d’Amérique dans la même pièce. »
On frappa à la porte et Logie cria : « Pas maintenant, vieux, merci quand même ! »
Il attendit que la personne, qui qu’elle fût, se fût éloignée puis ajouta d’une voix calme : « Je ne crois pas que tu te rendes vraiment compte à quel point les choses ont changé par ici.
— Skynner me l’a déjà dit.
— Eh bien, il a eu raison. Pour une fois. Tu l’as vu par toi-même à la conférence d’hier. Nous ne sommes plus en 1940, Tom. La brave petite Angleterre n’est plus toute seule. Nous sommes passés à autre chose et nous devons prendre en compte ce que les autres pensent. Il suffit de regarder la carte, mon vieux. Lis les journaux. Tous ces convois partent de New York. Un quart des bâtiments sont américains. La cargaison est complètement américaine. Des troupes américaines. Des équipages américains. » Logie enfouit brusquement son visage dans ses mains. « Bon Dieu, je n’arrive pas à croire que tu as essayé de frapper Skynner. Tu es vraiment un peu timbré, non ? Je ne suis même pas certain que tu puisses marcher dans la rue sans danger. » Il descendit les pieds de son bureau et prit le téléphone. « Écoute, je me moque de ce qu’il va dire, mais je vais essayer d’avoir la voiture pour te ramener.
— Non ! » Jericho fut surpris lui-même par la véhémence de sa voix. Dans sa tête, il voyait avec une précision parfaite une reproduction de la carte atlantique — la masse brune de l’Amérique du Nord. Les taches d’encre sombre des îles Britanniques, le bleu de l’océan, les innocentes pastilles jaunes, les dents de requin — prêtes à se refermer sur leurs proies comme autant de chausse-trapes. Et Claire ? Il lui était déjà impossible de la trouver maintenant, alors qu’il avait accès au parc. Renvoyé à Cambridge, privé de son laissez-passer, autant se retrouver sur une autre planète. « Non, répéta-t-il plus calmement. Tu ne peux pas faire ça.
— Ce n’est pas moi qui décide.
— Donne-moi deux jours.
— Quoi ?
— Dis à Skynner que tu veux m’accorder deux jours. Donne-moi deux jours pour voir si je peux trouver un moyen de briser Shark à nouveau. »
Logie dévisagea Jericho pendant cinq bonnes secondes puis se mit à rire. « Tu deviens de plus en plus dingue à mesure que les semaines passent, mon petit vieux. Hier, tu disais qu’on ne pouvait pas briser Shark en trois jours. Et aujourd’hui tu voudrais le faire en deux.
— Je t’en prie, Guy. Je t’en supplie. » Et il ne faisait pas autre chose. Les mains appuyées sur le bureau de Logie, le corps penché en avant, il semblait se battre pour sauver sa peau. « Skynner ne veut pas seulement me renvoyer de la hutte, tu sais. Il veut me virer du parc complètement. Il veut me faire enfermer dans une cave de l’Amirauté devant des suites interminables de divisions.
— Il y a des endroits pires où passer la guerre.
— Pour moi, non. Je me pendrai. Ma place est ici.
— Je me suis déjà beaucoup mouillé pour toi, mon garçon. » Logie lui frappa la poitrine du bout de sa pipe. « Eux, ils me disent : “Jericho ? Tu rigoles. Nous sommes en pleine crise, et toi, tu appelles Jericho ?” » Nouveau coup de pipe. « Alors, moi je réponds : “Oui, je sais qu’il est à moitié givré et qu’il n’arrête pas de tomber dans les pommes comme une vieille fille qui a ses vapeurs, mais il a quelque chose en plus, il a juste le petit truc en plus qu’il faut. Faites-moi confiance.” » Coups de pipe redoublés. « Alors je quémande une voiture et ce n’est pas une mince affaire ici, comme tu l’as remarqué. Au lieu d’aller au plumard, je vais boire un thé immonde à King’s et je te supplie, oui je te supplie de venir, et toi, le premier truc que tu fais c’est de nous faire tous passer pour des imbéciles avant d’assommer le chef de la section — bon, bon, d’accord, avant d’essayer de l’assommer. Alors maintenant, je te pose la question : qui va encore m’écouter ?
— Skynner.
— Ôte-toi ça de l’idée.
— Il faudra bien que Skynner t’écoute, et il le fera si tu lui assures que tu as besoin de moi. Je sais… » Jericho eut une inspiration. « Tu pourrais menacer de dire à cet amiral, Trowbridge, que j’ai été viré — à un moment vital de la guerre de l’Atlantique Nord — simplement parce que j’avais dit la vérité.
— Oh, mais oui, pourquoi pas ? Merci. Merci beaucoup. On se retrouverait à deux devant de très longues divisions à l’Amirauté.
— Il y a des endroits pires où passer la guerre.
— Ne sois pas minable. »
Il y eut un nouveau coup frappé à la porte, beaucoup plus fort cette fois. « Oh, pour l’amour de Dieu ! hurla Logie. Allez vous faire voir ! » Mais la poignée se mit à tourner quand même. Jericho s’écarta afin de laisser la porte s’ouvrir, et Puck entra.
— « Désolé, Guy. Bonjour, Thomas. » Il leur adressa à chacun un sourire sans joie. « Il y a du nouveau, Guy.
— Dans le bon sens ?
— Franchement, non. Pour être complètement honnête, cela n’annonce probablement rien de bon. Tu ferais mieux de venir.
— Merde ! Merde ! » marmonna Logie. Il gratifia Jericho d’un regard meurtrier, saisit sa pipe et suivit Puck dans le couloir.
Jericho hésita un instant puis leur emboîta le pas le long du couloir et dans la salle des Enregistrements. Il ne l’avait jamais vue si bondée. Le lieutenant Cave se trouvait là avec, semblait-il, la plupart des cryptologues de la baraque — Baxter, Atwood, Pinker, Kingcome, Proudfoot, de Brooke — ainsi que Kramer, pareil à une idole de cinéma dans son uniforme de la marine américaine. Il adressa à Jericho un regard amical.