Logie lança un regard surpris à la ronde. « Ave, ave ! Mais toute la bande est là. » Personne ne rit. « Que se passe-t-il, Puck ? Il y a un meeting ? C’est un début de grève ? »
Puck désigna de la tête les trois jeunes auxiliaires féminines qui constituaient l’équipe de jour de la salle des Enregistrements.
« Ah oui, fit Logie. Bien sûr. » Et il leur adressa son sourire de fumeur aux dents jaunes. On a un peu de boulot, jeunes filles. Confidentiel. Je me demandais si vous seriez assez gentilles pour laisser les messieurs seuls pendant quelques instants. »
« Je montrais ceci au lieutenant Cave », expliqua Puck dès que les jeunes femmes furent sorties. Il brandit la feuille de grossier papier jaunâtre familier comme s’il s’apprêtait à faire apparaître quelque chose par magie. « Deux messages longs interceptés depuis douze heures en provenance du nouvel émetteur des nazis, près de Magdebourg. Un, juste avant minuit : cent quatre-vingts groupes de quatre lettres. Et un juste après : deux cent onze groupes. Retransmis à deux reprises, à la fois sur le réseau Diana et sur le Hubertus. Quatre mille six cent un kilocycles.
— Allez, qu’on en finisse », marmonna Atwood dans sa barbe.
Puck feignit de ne pas entendre. « Le nombre total de messages Shark en provenance des U-Boote de l’Atlantique Nord interceptés avant neuf heures ce matin : cinq.
— Cinq ? répéta Logie. Tu en es sûr, vieux ? » Il prit la feuille et fit courir son doigt sur les colonnes soigneusement encrées des entrées.
« Comment dit-on déjà ? commenta Puck. Muet comme une tombe ?
— Ce sont nos postes d’écoute, intervint Baxter qui lisait la feuille par-dessus l’épaule de Logie. Le problème doit venir de là. Ils ont dû s’endormir.
— J’ai appelé la salle de Contrôle des interceptions. Après avoir parlé au lieutenant. Ils assurent qu’il n’y a pas d’erreur. »
Un murmure excité de conversation s’éleva.
« Et toi, qu’en dis-tu grand sage ? »
Il fallut quelques secondes à Jericho pour qu’il s’aperçoive que c’était à lui qu’Atwood parlait. Il haussa les épaules. « C’est très peu. C’est sinistrement peu. »
Puck intervint : « Le lieutenant Cave pense que quelque chose se trame derrière tout ça.
— Nous venons d’interroger l’équipage d’un U-Boot capturé sur leurs tactiques. » Le lieutenant se pencha en avant et Jericho vit Pinker tressaillir à la vue de son visage couturé. « Quand Dönitz renifle un convoi, il place ses corbillards en ligne de front sur la route qu’il s’attend à le voir prendre. Avant le black-out, il y avait selon notre estimation quarante-six unités de grande manœuvre dans ce seul secteur de l’Atlantique Nord. » Il s’interrompit, comme pour s’excuser. « Pardon, dit-il. Arrêtez-moi si je vous raconte des trucs que vous connaissez par cœur.
— Notre travail est dans l’ensemble plus… théorique », répliqua Logie. Il regarda autour de lui et plusieurs analystes acquiescèrent alors d’un mouvement de tête.
« Très bien. Il y a en gros deux sortes de lignes. Il y a vos lignes en piquets, ce qui signifie à peu près que les U-Boote restent à la surface et attendent les convois pour leur foncer dessus. Et puis il y a vos lignes de patrouille, ce qui implique que les corbillards avancent en formation pour intercepter les convois. Une fois que les lignes sont établies, il y a une règle d’or. Silence radio complet jusqu’à ce que le convoi soit repéré. J’ai dans l’idée que c’est exactement ce qui se passe en ce moment. Les deux messages longs émis à Magdebourg — ceux-là sont certainement des ordres de Berlin indiquant aux U-Boote de se mettre en ligne. Et si ces bâtiments observent maintenant un silence radio… » Cave haussa les épaules. Il lui répugnait d’avoir à énoncer l’évidence. « Cela implique donc qu’ils doivent se trouver en position de bataille. »
Personne ne dit rien. Les abstractions intellectuelles de quelques cryptographes avaient soudain pris un aspect plus concret : deux mille marins des U-Boote allemands, dix mille marins et passagers alliés convergeaient vers un point de bataille situé au plein cœur de l’hiver dans l’Atlantique Nord, à environ mille milles de toute terre. Pinker donnait l’impression de devoir être malade à tout instant. Puis l’absurdité de leur situation le saisit soudain. Pinker était sans doute personnellement responsable de la mort de — combien ? — un millier de marins allemands envoyés par le fond, et pourtant, le visage de Cave représentait ce qu’il voyait de plus brutal touchant à la guerre atlantique.
Quelqu’un demanda ce qui allait se passer ensuite.
« Si l’un des U-Boote trouve le convoi ? Il va le suivre. Et envoyer un signal radio toutes les deux heures — position, vitesse, direction. Ce signal sera reçu par les autres corbillards qui convergeront tous vers le même point. Tous agiront de même pour essayer d’attirer autant de chasseurs que possible. La plupart du temps, ils essayent de se glisser à l’intérieur même du convoi, parmi nos navires. Ils attendent la tombée de la nuit. Ils préfèrent attaquer de nuit. Les feux des navires qui sont touchés éclairent les autres cibles. Cela crée plus de panique encore. Et puis, il est encore plus difficile pour nos cuirassés de les trouver la nuit.
« Et puis, bien sûr, le temps est épouvantable, ajouta Cave, sa voix sèche résonnant dans le silence, même pour cette période de l’année. Neige. Brouillard givrant. Des paquets de mer verte qui passent par-dessus l’étrave. Cela joue en fait plutôt en notre faveur.
— Combien de temps avons-nous ? demanda Kramer.
— Moins de temps que nous le pensions au départ, c’est certain. Les U-Boote vont plus vite que n’importe quel convoi, mais c’est encore un animal plutôt lent. À la surface, il n’avance pas plus vite qu’un homme à bicyclette, et sous l’eau, c’est un homme à pied. Mais si Dönitz sait qu’un convoi est en route ? Nous avons un jour et demi. Le mauvais temps va leur donner des problèmes de visibilité. Mais, même comme ça, oui, je suppose que nous avons un jour et demi, dans ces eaux-là. »
Cave s’excusa pour aller téléphoner les mauvaises nouvelles à l’Amirauté. Les cryptologues restèrent entre eux. À l’autre bout de la hutte, un cliquetis étouffé se fit entendre lorsque les Type-X commencèrent leur journée de travail.
« Ce doit être D-D-Dolphin, annonça Pinker. Tu veux bien m’excuser, G-G-Guy ? »
Logie lui accorda sa bénédiction de sa main levée et Pinker sortit promptement de la pièce.
« Si seulement nous avions une Bombe à quatre rotors, gémit Proudfoot.
— Eh bien, nous n’en avons pas, mon vieux, alors inutile de perdre du temps là-dessus. » Kramer s’était appuyé contre une table à tréteaux. Il se remit complètement debout, mais comme il n’y avait pas d’espace pour faire les cent pas, il se mit à piétiner sur place tout en se frappant le poing droit dans la paume gauche.
« Saloperie, je me sens tellement impuissant. Un jour et demi. Putain, rien qu’un jour et demi. Bon Dieu ! Il doit bien y avoir quelque chose, enfin, je veux dire que vous avez bien réussi à briser ce truc une fois, non, pendant le dernier black-out ? » Plusieurs personnes se mirent à parler à la fois. « Oh oui.
— Vous vous rappelez ?
— C’était Tom. »
Jericho n’écoutait pas. Quelque chose lui titillait l’esprit, mouvement infime surgi des profondeurs de son subconscient, hors de portée de tout pouvoir d’analyse. Qu’est-ce que c’était ? Un souvenir ? Une connexion ? Plus il s’efforçait de se concentrer dessus, plus l’objet devenait fuyant…