« Tom ? »
Il releva la tête brusquement.
« Le lieutenant Kramer te demande, Tom, dit Logie avec une patience fatiguée, pour savoir comment nous avons brisé Shark lors du dernier black-out.
— Quoi ? » Il se sentait irrité d’avoir été interrompu dans le cours de ses pensées. Ses mains s’agitèrent. « Oh, Dönitz avait été promu amiral. Nous avons deviné que les états-majors des U-Boote ne se sentiraient plus de joie. Qu’ils seraient tellement contents qu’ils retransmettraient la proclamation de Hitler mot pour mot à tous leurs bâtiments.
— Et c’est ce qu’ils ont fait ?
— Oui, ça nous a donné un bon crible. Nous avons mis six Bombes dessus. Mais même comme ça, il nous a encore fallu trois semaines pour lire un jour de transmissions.
— Avec un bon crible ? s’étonna Kramer. Six Bombes. Trois semaines ?
— C’est ce que donne une Enigma à quatre rotors. »
Kingcome intervint : « Dommage que Dönitz n’ait pas une promotion tous les jours. »
Il n’en fallait pas plus pour réveiller Atwood. « Je ne sais pas. Au train où vont les choses, ça ne devrait peut-être pas tarder. »
Les rires allégèrent momentanément la morosité ambiante. Atwood eut l’air satisfait de lui-même.
« Très bon, Frank, assura Kingcome. Une promotion tous les jours. Très bon, ça. »
Seul Kramer ne se joignit pas à l’hilarité générale. Il croisa les bras et contempla ses souliers rutilants.
Ils se mirent à parler d’une théorie que de Brooke essayait sur deux Bombes depuis les neuf dernières heures, mais la méthodologie en paraissait désespérément tordue, comme le souligna Puck.
« Peut-être, mais au moins j’ai eu une idée, se défendit de Brooke, ce qui est déjà plus que toi.
— Cela, mon cher Arthur, c’est parce que je garde mes mauvaises idées pour moi. »
Logie frappa dans ses mains. « Les garçons, les garçons, que la critique reste constructive, d’accord ? »
La conversation s’éternisa, mais Jericho avait cessé d’écouter depuis longtemps. Il traquait à nouveau le fantôme qui lui perturbait l’esprit, épluchant sa mémoire des dix dernières minutes afin de trouver quel mot, quelle expression avait pu le réveiller. Diana, Hubertus, Magdebourg, ligne en piquets, silence radio, indicatif…
Indicatif.
« Guy, où est-ce que tu ranges les clés du musée noir ?
— Quoi, vieille branche ? Oh, dans mon bureau. Premier tiroir de droite en haut. Eh ! Où vas-tu ? Attends une minute, je n’ai pas fini de te parler encore… »
Ce fut un soulagement de quitter l’atmosphère claustrophobique de la hutte pour l’air glacé du dehors. Jericho parcourut au petit trot la côte qui conduisait au manoir.
Il ne pénétrait que rarement dans la grande bâtisse ces derniers mois, mais à chaque fois, cela lui rappelait les imposantes demeures des histoires policières des années vingt (Vous vous souviendrez, inspecteur, que le colonel se trouvait dans la bibliothèque lorsque les coups de feu fatals furent tirés…). L’extérieur était un vrai cauchemar et donnait l’impression que l’on avait vidé en tas une immense charrette remplie du rebut de constructions diverses. Pignons suisses, créneaux gothiques, colonnes grecques, baies vitrées de banlieues chic, briques rouges municipales, lions de pierre, porche d’entrée d’une cathédrale — les styles se disputaient entre eux et se faisaient grise mine, couronnés qu’ils étaient par un toit en forme de cloche en vieux cuivre verdi. L’intérieur était de la plus pure horreur gothique, tout en vitraux et arches de pierre. Les dallages rutilants rendaient un son creux sous les pas de Jericho et les murs étaient recouverts de panneaux de bois sombre, du genre à s’ouvrir avec un déclic au dernier chapitre pour révéler un labyrinthe secret. Jericho ne savait plus trop ce qui se passait dans ces murs. Le général Travis disposait d’un grand bureau en façade qui donnait sur le lac tandis qu’à l’étage, dans les chambres, il se passait les choses les plus mystérieuses. On disait même que c’était là que l’on brisait le chiffre des services secrets allemands.
Il traversa rapidement le vestibule. Un capitaine de l’armée de terre traînait devant le bureau de Travis, feignant de lire l’Observer du matin tout en écoutant un quadragénaire en tweed faire du gringue à une jeune femme de la RAF. Personne ne fit attention à Jericho. Au pied d’un escalier de chêne lourdement sculpté, un couloir menait vers la droite et s’enfonçait vers l’arrière de la maison. À mi-chemin environ, une porte s’ouvrait sur quelques marches qui conduisaient à un corridor secondaire. C’était là, dans une pièce verrouillée de la cave, que les cryptographes des Huttes 6 et 8 gardaient leurs prises de guerre.
Jericho chercha l’interrupteur à tâtons.
La plus grande des deux clés ouvrit la porte du musée. Stockées sur des étagères métalliques placées le long d’un mur se trouvaient une bonne douzaine d’Enigma capturées. La petite clé donnait accès à l’un des deux grands coffres-forts. Jericho s’agenouilla, l’ouvrit et se mit à fouiller à l’intérieur. Toutes leurs précieuses prises se trouvaient là, et chacune constituait une victoire dans la longue guerre qui les opposait à Enigma. Il y avait une boîte à cigares portant une étiquette datée de février 1941 et qui contenait le butin d’un chalutier armé germanique, le Krebs : deux rotors supplémentaires, la carte quadrillée de l’Atlantique Nord de la Kriegsmarine et les réglages des Enigma navales pour février 1941. Il y avait, derrière cette boîte, une grosse enveloppe portant la mention München — navire météo dont la capture, trois mois après le Krebs, leur avait permis de briser le chiffre météorologique — et une autre marquée U-110. Il sortit des brassées de papiers et de cartes.
Enfin, du fond de l’étagère du bas, il sortit un petit paquet enveloppé dans de la toile cirée brune. C’était le butin pour lequel Fasson et Grazier étaient morts, toujours présenté dans son emballage d’origine, tel qu’on l’avait sorti du U-Boot en train de couler. Jericho ne le regardait jamais sans remercier le Seigneur de leur avoir permis de trouver un matériau étanche pour l’envelopper. La plus petite goutte d’eau aurait fait dissoudre l’encre. Avoir réussi à le sortir d’un sous-marin envoyé par le fond, de nuit et par grosse mer… c’était assez pour croire aux miracles, même pour un mathématicien. Jericho défit la toile cirée avec des gestes tendres, comme un lettré déroulerait le papyrus de quelque antique civilisation, ou comme un prêtre qui découvrirait une relique sacrée. Deux petits fascicules, imprimés en lettres gothiques sur papier buvard rose. La deuxième édition du Précis du chiffre météorologique court des U-Boote, maintenant inutile à cause du changement de dictionnaire et — exactement tel qu’il se le rappelait — le Code des signaux courts. Il le feuilleta. Des colonnes de lettres et de chiffres.
Une notice dactylographiée était affichée sur la porte du coffre : « Il est strictement interdit de sortir quelque objet que ce soit sans mon autorisation expresse. (Signé) L. F. N. Skynner. Directeur de la section navale. »
Jericho prit un plaisir tout particulier à glisser le Code des signaux courts dans la poche intérieure de sa veste avant de retourner en courant à la baraque.