— Personne n’est une île, Guy, lui souffla Atwood, pince-sans-rire, ses mains potelées pieusement croisées sur son estomac volumineux.
— Merci, Frank. C’est tout à fait vrai. Personne n’en est une. Et si jamais quelqu’un, n’importe lequel d’entre nous, était tenté de l’oublier, qu’il pense simplement à ce convoi et à tous les autres convois dont dépend l’issue de la guerre. Compris ? Bien. Assez parlé. On se remet au boulot. »
Baxter ouvrit la bouche pour protester, mais parut se raviser. Puck et lui échangèrent un regard sombre en sortant de la pièce. Jericho les regarda partir et se demanda pourquoi ils se montraient si résolument pessimistes. Puck ne pouvait souffrir les convictions politiques de Baxter, et, en général, les deux hommes gardaient leurs distances. Pourtant, ils semblaient à présent faire cause commune. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Quelque jalousie d’école ? On lui en voulait parce qu’il arrivait une fois le travail fait et parvenait aussitôt à les faire passer pour des imbéciles ?
Logie secouait la tête. « Je se sais pas, vieille branche, ce que nous allons faire de toi. » Il s’efforçait de paraître sévère mais ne parvenait pas à dissimuler son contentement. Il posa la main sur l’épaule de Jericho.
« Rends-moi ma place.
— Il faudra que je parle à Skynner. » Il tint la porte ouverte et entraîna Jericho dans le couloir. Les trois auxiliaires féminines les dévisagèrent. « Mon Dieu, fit Logie avec un frisson. Tu imagines ce qu’il va dire ? Il va adorer ça, n’est-ce pas, d’avoir à annoncer à ses petits copains amiraux que notre meilleure chance de retrouver la voie de Shark c’est que le convoi se fasse attaquer ? Oh, et puis zut, je suppose que je ferais mieux de passer le voir tout de suite. » Il était déjà pratiquement rentré dans son bureau lorsqu’il fit marche arrière. « Et tu es sûr que tu ne l’as vraiment pas frappé ?
— Tout à fait certain, Guy.
— Pas même une petite égratignure ?
— Pas une égratignure.
— Dommage, fit Logie. D’une certaine façon. Dommage. »
5
Hester Wallace n’arrivait pas à dormir. Les doubles rideaux étaient tirés pour la protéger du jour et sa chambre minuscule semblait une étude monochrome. Un bouquet de lavande lui envoyait un parfum apaisant à travers l’oreiller. Mais elle avait beau rester soigneusement allongée sur le dos dans sa chemise de nuit en coton, les jambes serrées et les mains croisées sur la poitrine, telle une vierge sur une tombe de marbre, le sommeil persistait à lui échapper.
« ADU, mademoiselle Wallace. Les Anges Dansent à l’Unisson… »
Le procédé mnémotechnique se révélait d’une efficacité énervante. Hester ne pouvait pas se le sortir de la tête, bien que cette suite de lettres ne signifiât rien pour elle.
« C’est un indicatif. Probablement de l’armée de terre allemande ou de la Luftwaffe… »
Ce n’était pas surprenant. C’était même quasi obligatoire. Il y en avait tellement : des milliers et des milliers. La seule règle sûre était que les indicatifs de l’armée et de la Luftwaffe ne commençaient jamais par un D, le D indiquant toujours un comptoir commercial allemand.
ADU… ADU…
Elle n’arrivait pas à remettre le doigt dessus.
Elle se tourna sur le côté, remonta les genoux sur son ventre et essaya de ne penser qu’à des choses apaisantes. Mais à peine parvint-elle à se débarrasser du visage pâle et tendu de Tom Jericho que lui apparut celui du prêtre éclairé de St Mary de Bletchley, apôtre croassant de la misogynie de saint Paul. « Il est honteux pour les femmes de parler à l’église… » (I, Corinthiens XIV,35). « Des femmes stupides chargées de péchés, détournées par les plaisirs divers… » (II, Timothée III,6). Ces textes lui avaient servi de trame à un sermon polémique contre l’emploi du sexe féminin en temps de guerre — ces femmes qui conduisaient des camions, ces femmes en pantalon, ces femmes qui fumaient et qui buvaient dans des lieux publics sans même l’escorte de leur mari, ces femmes qui négligeaient leurs enfants et leur foyer. « Pareille à une pépite d’or dans la bouche d’un cochon est la femme bonne sans discrétion » (Proverbes XI,22).
Si seulement c’était vrai, pensa-t-elle. Si seulement les femmes avaient enfin usurpé le pouvoir des hommes ! La silhouette wagnérienne de Miles Mermagen, son chef de section, s’imposa doucement à elle. « Ma chère Hester, un transfert est pour l’instant parfaitement hors de question. » Il avait été directeur d’une banque Barclays avant la guerre et il aimait arriver derrière les filles pendant qu’elles travaillaient pour leur masser les épaules. À la fête de Noël de la Hutte 6, il l’avait conduite sous le gui et lui avait maladroitement retiré ses lunettes. (« Merci, Miles, avait-elle dit en essayant de tourner la chose à la plaisanterie, sans mes lunettes, vous pouvez passer pour passablement séduisant… ») Ses lèvres lui avaient paru désagréablement mouillées sur les siennes, semblables à l’envers d’un mollusque, et elles avaient un goût de sherry éventé.
Claire, bien sûr, avait tout de suite su quoi faire.
« Oh, ma pauvre chérie, et j’imagine qu’il a une femme ?
— Il dit qu’ils se sont mariés trop jeunes.
— Eh bien, c’est quand même ta réponse. Dis-lui que tu trouverais juste d’aller la voir d’abord. Dis-lui que tu voudrais être amie avec elle.
— Mais s’il est d’accord ?
— Oh, mon Dieu ! Alors je crains que tu n’aies plus qu’à lui donner un coup de pied dans les parties. »
Hester sourit à ce souvenir. Elle changea encore de position et le drap de coton se mit à plisser sous elle. C’était tout à fait désespéré. Elle tendit le bras et alluma la petite lampe de chevet tout en cherchant ses lunettes à côté.
Ich lerne deutsch, ich lernte deutsch, ich habe deutsch gelernt…
L’allemand, pensa-t-elle : l’allemand lui apporterait le salut. Une bonne connaissance de l’allemand écrit lui permettrait de quitter la grisaille de la salle de Contrôle des interceptions et les étreintes malhabiles de Miles Mermagen pour la propulser dans l’air raréfié de la salle des Machines, là où se faisait le vrai travail — là où elle aurait dû être affectée dès le début.
Elle s’assit dans son lit et essaya de se concentrer sur le Premier manuel d’allemand d’Abelman. Dix minutes de ce régime suffisaient généralement à l’endormir.
« Les verbes intransitifs qui signifient un changement de place ou de situation prennent l’auxiliaire sein au lieu de haben aux temps composés… »
Elle leva la tête. Quel était ce bruit, en bas ?
« Dans l’ordre des mots de la subordonnée, l’auxiliaire doit venir en dernier, aussitôt après le participe passé ou l’infinitif… »
Ça recommençait.
Elle glissa ses pieds chauds dans ses souliers glacés, passa un châle de laine sur ses épaules et sortit sur le palier.
Un bruit de coups provenait de la cuisine.
Elle entreprit de descendre l’escalier.
Deux hommes l’attendaient lorsqu’elle était rentrée de l’église. L’un d’eux se trouvait sur le pas de la porte, l’autre avait surgi tranquillement de derrière la maison. Le premier était jeune, blond, doté d’une mollesse assez aristocratique et d’une sorte de beauté anglo-saxonne décadente. Son compagnon était plus âgé, plus petit, mince et brun, avec un accent du nord. Ils avaient tous les deux des laissez-passer de Bletchley Park et assuraient qu’ils étaient des affaires sociales et cherchaient Mlle Romilly. Elle n’était pas venue travailler : avait-elle une idée du lieu où elle pouvait se trouver ?