Выбрать главу

Hester avait assuré qu’elle n’en savait rien. L’homme le plus âgé était monté au premier et avait passé un long moment à fouiller la chambre de Claire. Pendant ce temps, le blond — elle n’avait jamais réussi à saisir son nom — s’était étalé sur le canapé et lui avait posé tout un tas de questions. Il y avait quelque chose en lui de désagréablement condescendant malgré sa politesse. Elle se surprit à penser que Miles Mermagen aurait sûrement ressemblé à cela s’il avait bénéficié d’une éducation à cinq mille livres dans les private schools anglaises. Comment était Claire ? Qui étaient ses amis ? Avec qui sortait-elle ? Quelqu’un l’avait-il demandée ? Elle parla de la visite de Jericho la nuit précédente et il en prit note avec un porte-mine en or. Elle faillit mentionner aussi la curieuse façon qu’avait eue Jericho de l’aborder à la sortie de l’église (ADU, mademoiselle Wallace…), mais elle en était déjà venue à prendre tellement le blond en grippe qu’elle préféra s’abstenir.

Un coup, un coup, encore un coup, dans la cuisine…

Hester s’empara du tisonnier devant la cheminée et ouvrit lentement la porte de la cuisine.

Elle crut pénétrer dans un réfrigérateur. La fenêtre claquait au vent. Il devait y avoir des heures qu’elle était ouverte.

Elle se sentit tout d’abord soulagée, mais cela ne dura que le temps d’essayer de la refermer. Elle découvrit alors que la clenche métallique, fragilisée par la rouille, avait été purement et simplement arrachée. Le cadre en bois de la fenêtre avait lui-même pas mal souffert.

Elle resta un moment dans le froid à examiner la situation, et arriva à la conclusion qu’il n’y avait qu’une explication possible. Le type brun qui avait surgi de derrière la maison à son retour de l’église avait de toute évidence tenté de s’introduire à l’intérieur par effraction.

Ils lui avaient assuré qu’elle n’avait pas à s’inquiéter. Mais s’il n’y avait pas à s’inquiéter, pourquoi avaient-ils voulu pénétrer de force dans la maison ?

Elle frissonna et serra son châle sur elle.

« Oh Claire ! s’exclama-t-elle à voix haute. Oh Claire ! Mais qu’est-ce que tu as fait, espèce d’idiote ? »

Elle s’efforça de maintenir la fenêtre fermée à grand renfort de papier adhésif sombre qui servait à obturer les ouvertures. Puis, le tisonnier toujours à la main, elle remonta au premier et entra dans la chambre de Claire. Un renard argenté était posé au pied du lit, ses yeux de verre fixes, ses dents acérées découvertes. Elle le plia machinalement et le rangea à sa place sur l’étagère. La chambre paraissait une telle expression de Claire, rassemblait une telle extravagance de couleurs, de matières et de parfums qu’elle donnait l’impression de résonner encore de sa présence, comme les dernières vibrations d’un diapason… Claire en train de plaquer une robe ridicule contre elle et de rire en lui demandant ce qu’elle en pensait tandis qu’Hester fronçait les sourcils en une feinte désapprobation de sœur aînée. Claire, aussi maussade qu’une adolescente, couchée à plat ventre sur son lit pour feuilleter un Tatler d’avant la guerre. Claire en train de coiffer les cheveux d’Hester (qui lui tombaient pratiquement à la taille lorsqu’elle les lâchait) à coups de brosse lents et langoureux qui semblaient lui liquéfier les membres. Claire en train d’insister pour maquiller Hester et l’habiller comme une poupée avant de reculer en une feinte surprise : Eh, ma chérie, mais tu es ravissante ! Claire aux longues jambes d’athlète vêtue d’une simple culotte de soie blanche et d’un rang de perles, en train d’arpenter la chambre à la recherche de quelque chose et découvrant soudain qu’Hester l’observait en secret dans la glace : Claire saisissant alors l’expression de ses yeux et s’immobilisant un instant, la hanche provocante et les bras tendus, avec un sourire suspendu entre l’invite et le sarcasme, avant de se remettre en mouvement…

Alors, en cet après-midi glacé de sabbat, Hester Wallace, fille de clergyman, s’adossa au mur, ferma les yeux et pressa honteusement la main entre ses cuisses.

Un instant plus tard, le bruit reprit dans la cuisine et elle crut que son cœur allait éclater de panique. Elle traversa le palier en courant et se réfugia dans sa chambre, poursuivie par la plainte sèche du curé de St Mary — à moins que ce ne fût la voix de son père ? — déclamant le Livre des Proverbes :

« Car les lèvres de l’étrangère distillent le miel,

Et son palais est plus doux que l’huile ;

Mais à la fin elle est amère comme l’absinthe,

Aiguë comme un glaive à deux tranchants.

Ses pieds descendent vers la mort,

Ses pas atteignent le séjour des morts… »

6

Pour la première fois depuis plus d’un mois, Tom Jericho se trouva occupé.

Il devait superviser la copie du Code des signaux courts, dont on devait produire six exemplaires dûment estampillés TOP SECRET. Chaque ligne devait être vérifiée car une seule erreur pouvait faire toute la différence entre un décryptage réussi et des journées d’échec. Il fallait donner des instructions aux contrôleurs des interceptions. Des ordres avaient été envoyés par téléscripteur à tous les officiers en service de tous les postes d’écoute de la Hutte 8 — de Thurso, accroché aux falaises de l’extrémité la plus au nord de l’Écosse, jusqu’à St Erith, près de la pointe de Cornouaille. Le mot d’ordre était simple : concentrez tout ce que vous avez sur les fréquences connues des U-Boote dans l’Atlantique, annulez toutes les permissions, mettez les éclopés, les malades et même les aveugles au travail s’il le fallait mais prêtez une attention accrue à de soudaines et brèves émissions en morse précédées du é (e accent aigu : ti ti ta ti ti…), signal allemand de priorité destiné à faire libérer la fréquence, en vue de la transmission de messages concernant les convois. Aucun signal de ce genre ne devait échapper, compris ? Pas un seul.

Jericho prit trois mois de décryptage Shark dans les registres, histoire de se remettre dans le bain, et, cet après-midi-là, installé à sa place réservée, près de la fenêtre dans la grande salle, il prouva à l’aide de sa règle à calcul ce qu’il savait déjà par instinct : à savoir que dix-sept rapports de contact collectés sur une période de vingt-quatre heures produiraient quatre-vingt-cinq lettres de message codé qui pourraient — qui pourraient si les analystes disposaient du pourcentage de chances requis — leur permettre de trouver une ouverture dans Shark en admettant qu’ils disposent d’au moins dix Bombes travaillant en relais pendant un minimum de trente-six heures…

Et, pendant tout ce temps, il ne cessait de penser à Claire.

D’un point de vue pratique, il ne pouvait pas faire grand-chose pour elle. Il parvint à deux reprises pendant la journée à gagner la cabine téléphonique pour essayer d’appeler son père : une fois alors qu’ils étaient tous partis déjeuner et qu’il avait réussi à rester en arrière sans se faire remarquer juste avant d’atteindre le portail, et une autre fois en fin d’après-midi, quand il avait prétendu devoir se dégourdir les jambes. À chaque fois, il avait obtenu le numéro, mais le téléphone se contentait de sonner, sans personne pour venir décrocher. Il ressentit une peur vague mais croissante, aggravée encore par son impuissance. Il ne pouvait se résoudre à retourner à la Hutte 3. Il n’avait pas le temps d’aller faire un tour chez elle. Il aurait aimé rentrer chez lui pour mettre les messages à l’abri — les avoir cachés derrière une gravure sur la cheminée ? Il était fou ou quoi ? — mais le trajet lui aurait pris au moins vingt minutes et il n’avait pas le temps.