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Il était en fait dix-neuf heures passées quand il partit enfin. Logie traversait la grande salle lorsqu’il s’arrêta près du bureau de Jericho et le pria, pour l’amour de Dieu, de rentrer chez lui prendre un peu de repos. « Tu n’as rien d’autre à faire ici, vieille branche. Sinon attendre. Je pense que nous commencerons à transpirer vraiment demain, vers cette heure-ci. Jericho fut soulagé de prendre son manteau. « Tu as parlé à Skynner ?

— Du projet général, oui. De toi, non. Il n’a rien demandé et je n’allais sûrement pas mettre ça sur le tapis.

— Ne me dis pas qu’il a oublié ? »

Logie haussa les épaules. « Il semble qu’il ait d’autres chats à fouetter pour le moment.

— Quels autres chats ? »

Mais Logie s’était déjà éloigné. « Je te vois demain matin. Surtout, roupille un peu. »

Jericho alla ranger les messages Shark au Registre puis sortit. Le soleil de mars, qui s’était à peine élevé au-dessus des arbres toute la journée, avait déjà sombré derrière la pension, ne laissant qu’une traînée estompée de rose et d’orange pâle à la frange d’un ciel indigo. La lune se montrait déjà et Jericho perçut au loin le rugissement des bombardiers, de beaucoup de bombardiers se rassemblant pour leur raid nocturne sur l’Allemagne. Tout en marchant, Jericho jeta autour de lui des regards émerveillés. Le disque lunaire au-dessus du lac tranquille, le feu à l’horizon… tout cela faisait une conjonction extraordinaire de lumières et de symboles, comme un mauvais présage. Il était tellement troublé qu’il avait presque dépassé la cabine téléphonique lorsqu’il se rendit compte qu’elle était libre.

Un dernier essai ? Il observa la lune. Pourquoi pas ?

Le numéro de Kensington ne répondait toujours pas, aussi décida-t-il, sur une inspiration, d’essayer le Foreign Office. L’opératrice le mit en contact avec l’employé de service et il demanda à parler à Edward Romilly.

« Quel département ?

— Excusez-moi, mais je n’en sais rien. »

Le silence s’installa au bout du fil. Il y avait peu de chance pour qu’Edward Romilly se trouvât à son bureau un dimanche soir. Jericho appuya son épaule contre la paroi vitrée de la cabine. Une voiture passa lentement puis s’arrêta une dizaine de mètres plus loin. Ses feux de position firent deux points rouges dans l’obscurité. Il y eut un déclic et Jericho se concentra à nouveau sur le téléphone.

« Je vous passe le service. »

Une petite sonnerie, puis une voix féminine cultivée répondit : « Bureau allemand. »

Bureau allemand ? Pendant un instant, il fut déconcerté. « Euh, Edward Romilly, je vous prie.

— Qui dois-je annoncer ?

— Un ami de sa fille.

— Une seconde, s’il vous plaît. »

Il avait les doigts tellement crispés sur le combiné qu’ils lui faisaient mal. Il fit un effort pour se détendre. Il n’y avait aucune raison pour que Romilly ne travaillât pas au bureau allemand. Claire ne lui avait-elle pas dit un jour que son père occupait un poste mineur à l’ambassade de Berlin quand les nazis avaient pris le pouvoir ? Elle devait avoir dix ou onze ans à l’époque. Ce devait être à ce moment qu’elle avait appris l’allemand.

« Je crains, monsieur, que M. Romilly ne soit déjà parti. Je peux prendre un message ?

— Merci, non. Cela n’a pas d’importance. Bonne nuit. »

Il raccrocha rapidement. Tout cela ne lui plaisait pas beaucoup. Et l’allure de cette voiture ne l’inspirait guère non plus. Il sortit de la cabine téléphonique et se dirigea vers elle — une auto basse et noire équipée de grands marchepieds bordés de blanc à cause du black-out. Son moteur tournait toujours. Lorsque Jericho fut tout près, la voiture fit un bond en avant et prit rapidement le virage qui conduisait à la grille. Il lui courut après, mais le temps qu’il arrive à l’entrée du parc, l’automobile avait disparu.

Jericho descendait la côte lorsque le contour imprécis de la ville s’évapora dans l’obscurité. Il y avait au moins un siècle qu’aucune génération n’avait pu assister à pareil spectacle. Au temps de son arrière-grand-père lui-même, il devait y avoir quelques traces d’éclairage — la lueur d’un réverbère ou d’une lanterne de voiture à cheval, l’éclat bleuté de la lampe à pétrole d’un veilleur de nuit — mais cela même n’existait plus. Bletchley déclinait avec le jour et semblait s’abîmer dans un lac obscur. Jericho aurait pu se trouver n’importe où.

Il avait conscience maintenant d’une certaine paranoïa, et la nuit amplifiait ses peurs. Il dépassa un pub citadin situé près du pont de chemin de fer, sorte de mausolée victorien élaboré portant, pareille à une épitaphe, la mention WHISKIES, PORTOS ET BIÈRES FORTES DE QUALITÉ en lettres d’or sur la pierre noire. Il entendit le piano désaccordé jouer « The Londonderry Air » et fut un instant tenté d’entrer pour prendre un verre et trouver quelqu’un à qui parler. Mais il imaginait déjà la conversation…

« Alors mon gars, t’es dans quel secteur ?

— Je travaille juste pour le gouvernement.

— Service civil ?

— Communications. Pas grand-chose. Écoutez, je peux vous payer un autre verre ?

— T’es d’ici ?

— Pas exactement… »

… et il se dit qu’il valait mieux ne pas se mêler à des étrangers. Qu’il valait mieux, aussi, ne pas boire du tout. Au moment où il tournait dans Albion Street, il entendit un bruit de pas derrière lui et fit volte-face. La porte du pub s’était ouverte et il y eut un instant de couleurs et de musique avant qu’elle se referme et que la rue se retrouve plongée dans le noir.

La pension se trouvait à peu près au milieu d’Albion Street, sur la droite. Il y était presque arrivé lorsqu’il remarqua une voiture garée en face, le long du trottoir de gauche. Il ralentit l’allure. Il ne pouvait être certain qu’il s’agissait de la même que la voiture bizarre du parc, bien qu’elle lui ressemblât beaucoup. Mais au moment où il arrivait à son niveau, l’un de ses occupants frotta une allumette, et, comme le chauffeur se penchait vers la flamme en la protégeant de la main, Jericho remarqua les trois bandes blanches des sergents de police sur sa manche.

Il pénétra dans la pension et pria pour avoir le temps de monter avant que Mme Armstrong surgisse tel un commando nocturne pour l’intercepter dans le vestibule. Mais il fut pris de vitesse. Elle avait dû guetter le bruit de sa clé dans la serrure car elle surgit de la cuisine dans un nuage de vapeur qui sentait le chou et les abats. Quelqu’un éructa dans la salle à manger puis il y eut un rire bruyant.

« Je n’ai pas très faim, madame Armstrong, annonça Jericho d’une voix faible. Merci quand même. »

Elle s’essuya les mains sur son tablier et désigna une porte fermée d’un signe de tête. « Vous avez de la visite. »

Il venait de poser avec défi le pied sur la première marche de l’escalier. « C’est la police ?