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— Pourquoi, monsieur Jericho ? Qu’est-ce que la police viendrait faire ici ? Non, c’est un jeune homme très bien. Je l’ai mis, annonça-t-elle avec un regard lourd de sens, dans le petit salon. »

Le petit salon ! Ouvert le soir à tous les pensionnaires de huit à dix heures en semaine, et toute la nuit à partir de l’heure du thé le samedi et le dimanche : aussi guindé qu’un salon de duc avec son mobilier coordonné, ses voilages (confectionnés par la propriétaire elle-même, s’il vous plaît), sa lampe d’acajou avec son abat-jour à glands et sa rangée de pots à bière grimaçants soigneusement alignés au-dessus de l’âtre glacé. Jericho se demanda qui pouvait bien venir le voir qui méritât d’être reçu dans le petit salon.

Il ne le reconnut pas tout de suite. Cheveux dorés, visage pâle et couvert de taches de rousseur, yeux bleu clair et sourire exercé. Il traversait la pièce pour venir à la rencontre de Jericho, main droite tendue, chapeau d’Anthony Eden dans la main gauche et manteau de Saville Row à cinquante guinées posé sur des épaules viriles. Un mélange de bonne éducation, de charme et de menace.

« Wigram. Douglas Wigram. Foreign Office. Nous nous sommes rencontrés hier, mais nous n’avons pas été réellement présentés. »

Il prit la main de Jericho d’une manière à la fois légère et curieuse, un doigt replié dans la paume, et Jericho mit un moment à prendre conscience qu’il venait de recevoir une poignée de main maçonnique.

« Vous êtes bien installé ? Très belle pièce ici. Très belle. Cela vous dérangerait-il que nous allions ailleurs ? Où logez-vous ? Au-dessus ? »

Mme Armstrong se trouvait toujours dans le vestibule, en train de faire bouffer ses cheveux devant le miroir ovale.

« M. Jericho suggère que nous poursuivions notre petite conversation là-haut, dans sa chambre, si cela ne vous dérange pas, madame A ? » Il n’attendit pas la réponse. « Eh bien, allons-y, d’accord ? »

Il tendit le bras, toujours souriant, et Jericho sentit qu’on le poussait dans l’escalier. Il éprouvait l’impression d’avoir été joué ou volé, mais sans pouvoir déterminer comment. Sur le palier, il se reprit suffisamment pour se retourner et annoncer : « C’est très petit, vous savez. Il y a à peine la place de s’asseoir.

— Ce sera parfait, mon cher ami. Du moment que c’est tranquille. Toujours plus haut, toujours plus loin. »

Jericho alluma la lampe minable et s’effaça pour laisser Wigram entrer le premier. Il sentit un léger parfum d’eau de Cologne mêlé d’une odeur de cigare lorsqu’il lui passa devant. Le regard de Jericho se porta directement sur la gravure de la chapelle qui, à son grand soulagement, semblait intacte. Il ferma la porte.

« Je vois ce que vous vouliez dire à propos de la chambre », commenta Wigram en posant ses mains sur la vitre pour mieux regarder à travers. « Quel enfer il nous faut traverser, n’est-ce pas ? Avec vue sur la voie ferrée par-dessus le marché. Seigneur ! » Il ferma les rideaux et se retourna vers Jericho. Il s’essuyait les doigts sur son mouchoir avec une délicatesse quasi féminine. « Nous nous inquiétons. » Son sourire s’agrandit. « Nous nous inquiétons pour une jeune femme nommée Claire Romilly. » Il replia le petit carré de soie bleue et le glissa dans sa poche. « Vous permettez que je m’asseye ? »

Il fit glisser son manteau d’un coup d’épaule et le posa sur le lit, puis il remonta à peine son pantalon à fines rayures au-dessus du genou pour éviter d’en abîmer le pli. Il s’assit alors au bord du matelas et en expérimenta la souplesse d’un petit coup de hanche. Il avait les cheveux blonds, comme les sourcils, les cils et les poils sur le dos de ses mains blanches et soignées… Jericho sentit sa peau se hérisser de crainte et de dégoût.

Wigram tapota l’édredon à côté de lui. « Parlons un peu. » Il n’eut pas l’air démonté le moins du monde en voyant que Jericho ne bougeait pas. Il se contenta de croiser les mains avec satisfaction sur ses genoux.

« Bien, poursuivit-il. Commençons alors, d’accord ? Claire Romilly. Vingt ans. Travail de bureau qualifié. Disparue officiellement depuis… » Il consulta sa montre « … douze heures. N’a pas pris son service du matin. En fait, quand on commence à chercher un peu, elle a disparu depuis vendredi minuit — oh, mon Dieu, cela fait pratiquement deux jours, maintenant — après avoir quitté son travail au parc. Seule. La fille avec qui elle habite jure qu’elle ne l’a pas vue depuis jeudi. Son père assure qu’il ne l’a pas vue depuis avant Noël. Personne d’autre — les filles avec qui elle travaille, sa famille, etc. — ne semble avoir la moindre idée de l’endroit où elle peut se trouver. Évanouie dans les airs. » Wigram claqua des doigts. « Comme ça. » Pour la première fois, il cessa de sourire. « C’est une bonne amie à vous, je crois ?

— Je ne l’ai pas vue depuis début février. C’est pour cela qu’il y a une voiture de police, dehors ?

— Mais une bonne amie quand même ? Assez bonne pour que vous essayiez de la revoir. Chez elle, la nuit dernière, d’après notre petite Mlle Wallace. Insistant, insistant, et des questions, des questions. Et puis encore ce matin, Hutte 3…, des questions, encore des questions. Un coup de fil à son père — Oh, oui », fit-il en remarquant la surprise de Jericho. « Il nous a téléphoné tout de suite pour nous signaler que vous aviez appelé. Vous n’avez jamais rencontré Ed Romilly ? Un type charmant. Mais il n’a jamais fait la carrière qu’il aurait dû, d’après ce qu’on dit. Il a un peu décroché après la mort de sa femme. Dites-moi, monsieur Jericho, pourquoi cet intérêt ?

— J’ai été parti un mois. Je ne l’avais pas revue.

— Mais vous avez sûrement des tas de choses plus importantes à faire surtout maintenant, que de retrouver une vieille connaissance ? »

Ses derniers mots furent pratiquement noyés par le vacarme d’un express. La chambre vibra pendant une quinzaine de secondes, le temps exact que dura son sourire. Lorsque le bruit se fut dissipé, il reprit : « Avez-vous été surpris qu’on vienne vous chercher à Cambridge ?

— Oui, je crois que oui. Écoutez, monsieur Wigram, qui êtes-vous exactement ?

— Surpris quand on vous a dit pourquoi on avait besoin de vous ici ?

— Non, pas surpris, non. » Il chercha le mot. « Choqué.

— Choqué. Vous aviez parlé à la fille de votre travail ?

— Non, évidemment.

— Non, évidemment. Cela vous a pourtant paru curieux — comme étant peut-être davantage qu’une coïncidence, comme étant plus menaçant aussi — que les Allemands puissent un jour faire le black-out radio dans tout l’Atlantique Nord, et que deux jours plus tard, la petite amie d’un cryptographe de la Hutte 8 disparaisse ? Le jour même où ce cryptographe revient ? »

Le regard de Jericho se porta involontairement sur la gravure de la chapelle. « Je vous l’ai déjà dit, je n’ai jamais parlé de mon travail à Claire. Et je ne l’ai pas vue depuis un mois. De plus, ce n’était pas ma petite amie.

— Non ? Elle était quoi, alors ? »

Qu’est-ce qu’elle était alors ? Bonne question. « Je voulais simplement la voir, fit-il faiblement. Et puis comme je n’arrivais pas à la trouver, je me suis inquiété.

— Vous avez une photo d’elle ? Quelque chose de récent ?

— Non. En fait, je n’ai aucune photo d’elle.

— Vraiment ? Voilà qui est encore curieux. Une jolie fille comme ça. Où pourrons-nous trouver une photo ? Nous devrons nous servir de la photo d’identité de son dossier à la Sécurité.