Выбрать главу

— Pour quoi faire ?

— Savez-vous vous servir d’une arme à feu, monsieur Jericho ?

— Je rate les canards dans les fêtes foraines.

— Je m’en serais douté, bien qu’il ne faille jamais juger l’homme à son apparence. Seulement, les territoriaux de Bletchley Park ont eu droit à un petit cambriolage dans leur armurerie, vendredi soir. Il manque deux objets. Un Smith and Wesson, revolver de calibre 38 fabriqué à Springfield, dans le Massachusetts, et distribué par le ministère de la Guerre l’année dernière. Et une boîte de trente-six cartouches. »

Jericho ne dit rien. Wigram le contempla un instant, comme s’il était en train de se faire un avis à propos de quelque chose. « Il n’y a rien qui s’oppose à ce que vous soyez au courant, je suppose. Un type digne de confiance comme vous. Venez vous asseoir. » Il donna de nouvelles petites tapes sur l’édredon. « Je ne peux quand même pas continuer à crier les putains de secrets de l’Empire britannique à travers votre chambre merdique. Allez, venez. Je ne vous mordrai pas, je vous le promets. »

Jericho s’assit à contrecœur. Wigram se pencha vers lui et sa veste s’écarta légèrement, juste assez pour que Jericho puisse entrevoir l’éclat du cuir et d’une arme métallique contre la chemise blanche.

« Vous voulez savoir qui je suis ? dit-il à voix basse. Je vais vous dire qui je suis. Je suis celui que nos maîtres ont envoyé pour découvrir ce qui se passe dans votre petit anus mundi. » Il parlait si bas que Jericho dut pencher la tête vers lui pour saisir ses propos. « Il y a du nouveau, vous comprenez. Une très vilaine cloche s’est mise à sonner. Il y a cinq jours, la Hutte 6 a décodé un message de l’armée allemande en provenance du Moyen-Orient. Le général Rommel commence à devenir mauvais joueur. Il semble penser que la seule raison de sa défaite serait que, par quelque miracle, nous semblions toujours savoir exactement quelle va être sa prochaine attaque. Alors soudain, les Afrika Korps veulent une enquête sur la sûreté de leur chiffre. Mais oui. Ding dong. Douze heures plus tard, l’amiral Dönitz, pour des raisons encore inconnues, décide soudain de resserrer la procédure d’Enigma en modifiant le code météo des U-Boote. Encore ding dong. Aujourd’hui, c’est la Luftwaffe. Quatre navires de commerce allemands chargés de marchandises destinées au susmentionné Rommel ont été récemment “surpris” par la RAF et coulés au large de la Tunisie. Ce matin, nous lisons que le commandant en chef allemand en Méditerranée, le Feldmarschall Kesselring lui-même, rien que ça, demande à savoir s’il est possible que l’ennemi ait pu lire ses codes. » Wigram tapota le genou de Jericho. « Ça fait beaucoup de sonnettes d’alarme, monsieur Jericho. C’est au moins le carillon de l’abbaye de Westminster sonnant la fête du Couronnement. Et au milieu de tout cela, il faut que votre amie disparaisse, en même temps qu’un revolver tout neuf et toute une boîte de cartouches. »

« De quoi, ou de qui parlons-nous exactement ici ? » poursuivit Wigram. Il avait sorti un petit calepin à couverture de cuir noir et un porte-mine en or. « Claire Alexandra Romilly. Née à Londres le vingt et un décembre mil neuf cent vingt-deux. Père : Edward Arthur Macauley Romilly, diplomate. Mère : l’Honorable Alexandra Romilly, née Harvey, décédée dans un accident de voiture en Écosse en août vingt-neuf. L’enfant suit des cours privés à l’étranger. Postes du père : Bucarest, de vingt-huit à trente et un ; Berlin, de trente et un à trente-quatre ; Washington, de trente-quatre à trente-huit. Une année à Athènes, et puis retour à Londres. À ce moment-là, la fille termine ses études dans une école de renom à Genève. Elle rentre à Londres dès que la guerre éclate, à l’âge de dix-sept ans. Principale occupation durant les trois années qui ont suivi : d’après ce que l’on peut savoir, s’amuser. » Wigram se lécha l’index et tourna la page. « Un peu de travail volontaire dans la défense civile. Rien de trop épuisant. Juillet quarante et un : travaille comme traductrice auprès du ministère de l’Économie de guerre. Août quarante-deux : réclame un poste d’employée au Foreign Office. Parle bien plusieurs langues. Recommandée pour un poste à Bletchley Park. Voir lettre du père ci-jointe, bla, bla, bla. Entretien le 10 septembre. Entretien positif, obtient son certificat d’habilitation et commence à travailler une semaine plus tard. » Wigram feuilleta le calepin en tous sens. « Voilà l’histoire. Ce n’est pas exactement un processus de sélection très rigoureux, si ? Mais elle venait d’une affreusement bonne famille. Et le papa travaille à la maison mère. Et c’est la guerre. Vous voulez ajouter quelque chose au dossier ?

— Je crains de ne pas pouvoir.

— Comment l’avez-vous rencontrée ? »

Pendant les dix minutes qui suivirent, Jericho répondit aux questions de Wigram. Il le fit soigneusement et — la plupart du temps — honnêtement. Quand il mentit, ce ne fut que par omission. Ils étaient allés au concert lors de leur premier rendez-vous. Ils étaient ensuite sortis plusieurs soirées ensemble. Ils avaient vu un film. Lequel ? « In Which We Serve.

— Ça vous a plu ?

— Oui.

— Je le dirai à Noël. »

Elle n’avait jamais parlé politique avec lui. Elle n’avait jamais parlé de son travail. Elle n’avait jamais parlé d’autres amis.

« Vous avez couché avec elle ?

— Mêlez-vous de vos affaires.

— Je prends ça pour un oui. »

D’autres questions. Non, il n’avait rien remarqué de curieux dans son comportement. Non, elle ne lui avait paru ni tendue, ni secrète, ni nerveuse, ni agressive, ni trop curieuse, ni déprimée, ni lunatique, ni excitée — non, rien de tout cela — et ils ne s’étaient pas disputés à la fin. Vraiment ? Non. Donc ils avaient… ils avaient quoi alors ?

« Je ne sais pas. Nos chemins ont divergé.

— Elle voyait quelqu’un d’autre ?

— Peut-être. Je ne sais pas.

— Peut-être. Vous ne savez pas. » Wigram secoua la tête, visiblement dépassé. « Parlez-moi de la nuit dernière.

— Je me suis rendu chez elle à bicyclette.

— À quelle heure ?

— Vers dix heures, dix heures et demie. Elle n’était pas là. J’ai parlé un peu avec cette demoiselle Wallace. Et puis je suis rentré.

— Mme Armstrong dit qu’elle ne vous a entendu rentrer que vers deux heures du matin. »

Il songea que c’était bien la peine d’avoir marché sur la pointe des pieds en passant devant sa chambre.

« J’ai fait un peu de bicyclette dans le coin.

— Ça, vous pouvez le dire. Dans le froid. En plein couvre-feu. Vous avez dû pédaler pendant environ trois heures. »

Wigram examina ses notes. « Ça ne colle pas, monsieur Jericho. Je n’arrive pas vraiment à mettre le doigt dessus, mais je sais que quelque chose ne colle pas. Pas encore. » Il referma le calepin d’un coup sec et eut un sourire rassurant. « Enfin, il sera toujours temps d’y revenir plus tard, n’est-ce pas ? » Il posa la main sur le genou de Jericho et se leva. « Il faut d’abord que nous rattrapions notre lièvre. Vous n’avez pas la moindre idée de l’endroit où elle pourrait être, je suppose ? Pas de coins où elle avait l’habitude d’aller ? Pas de petite piaule où se réfugier ? » Il baissa les yeux sur Jericho qui contemplait le sol. « Non ? Non. Je m’en doutais. »

Lorsque Jericho se sentit assez sûr de lui pour relever les yeux, Wigram avait remis son beau pardessus sur ses épaules, sans l’enfiler, et ne se souciait que de retirer quelques minuscules fragments de poussière sur son col.