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« Tout cela ne pourrait être qu’une coïncidence, fit remarquer Jericho. Vous vous en rendez compte ? Je veux dire que Dönitz s’est toujours méfié plus ou moins d’Enigma. C’est pour cela qu’il a doté les U-Boote de Shark au départ.

— Oh, absolument, fit Wigram sur un ton enjoué. Mais considérons les choses d’une autre façon. Imaginons que les Allemands ont eu vent de ce que nous faisons ici. Comment réagiront-ils ? Ils ne peuvent pas exactement balancer cent mille Enigma du jour au lendemain, si ? Et puis que faire de tous leurs spécialistes qui ont toujours affirmé qu’Enigma était impossible à décrypter ? Ils ne sont pas prêts à changer d’avis sans se battre. Non. Alors ils ont commencé à étudier tous les incidents douteux. Et ils essayent en même temps de trouver des preuves tangibles. Une personne peut-être. Ou mieux encore, une personne disposant de preuves écrites. Seigneur, ce n’est pas ce qui manque ! Il y en a des milliers rien qu’ici, qui connaissent soit toute l’histoire, soit un fragment ou en tout cas assez pour en tirer les conclusions qui s’imposent. Alors, de qui s’agit-il ? » Il prit une feuille de papier dans sa poche intérieure et la déplia. « Voici la liste que j’ai demandée hier. Onze personnes de la section navale étaient au courant de l’importance du code météo. Il y a des noms pas nets ici, quand on s’arrête un peu dessus. Je suppose que nous pouvons exclure Skynner. Quant à Logie… il a l’air assez sûr. Mais Baxter ? Baxter est communiste, c’est bien ça ?

— Il me semble que vous n’allez pas tarder à découvrir que les communistes ne portent pas les nazis dans leur cœur, en règle générale.

— Et Pukowski ?

— Puck a perdu son père et son frère quand la Pologne a été envahie. Il hait les Allemands.

— L’Américain alors. Kramer. Kramer ? C’est un immigrant allemand de la deuxième génération, vous le saviez ?

— Kramer a perdu lui aussi un frère dans la lutte contre les Allemands. Vraiment, monsieur Wigram, tout ceci est ridicule…

— Atwood. Pinker. Kingcome. Proudfoot. De Brooke. Vous… qui êtes-vous exactement ? » Wigram contempla la chambre minuscule avec dégoût : les doubles rideaux élimés, la vilaine armoire, le lit défoncé. Il parut alors seulement remarquer la gravure de la chapelle posée sur la cheminée. « Je veux dire que ce n’est pas parce qu’un type a fait le King’s College, Cambridge… »

Il prit la gravure et l’inclina afin de mieux la voir à la lumière. Jericho le regardait, comme hypnotisé.

« E. M. Forster, déclara pensivement Wigram. Il est toujours à King’s, n’est-ce pas ?

— Je crois, oui.

— Vous le connaissez ?

— Juste de vue.

— Qu’a-t-il écrit déjà ? Comment a-t-il formulé cela ? Vous savez, cette phrase sur le fait d’avoir à choisir entre son ami et son pays ?

— “L’idée même de cause me répugne, et s’il me fallait choisir entre trahir mon pays et trahir mon ami, j’espère que j’aurais le cran de trahir mon pays.” Mais il a écrit cela avant la guerre. »

Wigram souffla une poussière sur le cadre puis reposa soigneusement la gravure sur la rangée des livres de Jericho.

« Moi aussi, je l’espère », rétorqua-t-il en reculant pour mieux l’admirer. Il se retourna et sourit à Jericho. « Je l’espère sacrément moi aussi. »

Après le départ de Wigram, Jericho dut attendre plusieurs minutes avant de pouvoir bouger.

Il s’allongea de tout son long sur le lit, sans retirer son écharpe ni son pardessus, et écouta les bruits de la maison. Un quatuor à cordes plutôt lugubre que la BBC devait juger être un divertissement convenable pour un dimanche soir s’égrenait au rez-de-chaussée. Il y eut un bruit de pas sur le palier. Une conversation s’ensuivit à voix basse, qui s’acheva sur un rire féminin étouffé — celui de Mlle Jobey, sûrement. Une porte claqua. La citerne du dessus se vida et se remplit à nouveau. Puis le silence régna.

Lorsqu’il se remit en mouvement, environ un quart d’heure plus tard, ce fut avec une hâte affolée et maladroite. Il transporta la chaise de la tête de son lit à la porte et la coinça contre le panneau trop mince. Il saisit alors la gravure et la posa face contre le tapis râpé avant de retirer les taquets, de soulever le fond et de rouler les messages en un cylindre qu’il porta dans l’âtre de la cheminée. À côté du foyer, posée sur le dessus du petit seau à charbon, se trouvait une boîte d’allumettes contenant deux allumettes. La première était humide et refusa de s’enflammer, mais la seconde finit par faire naître une toute petite flamme jaune que Jericho dut affirmer et ragaillardir en faisant tourner lentement le bâtonnet sur lui-même avant de le placer à l’extrémité du cylindre de messages. Il continua de tenir les papiers qui se racornissaient et noircissaient jusqu’au dernier moment, jusqu’à ce que la douleur le contraigne à les lâcher dans l’âtre, où ils finirent de se désintégrer en minuscules particules de cendres.

5

CRIBLE

CRIBLE : preuve (le plus souvent un livre de code capturé ou un texte en clair) qui donne des indices permettant de décrypter un cryptogramme : « il va sans dire que le crible… est l’outil le plus essentiel de tout cryptologue »

(Knox et al., op. cit., p. 27)

Lexique de cryptographie
(Top Secret, Bletchley Park, 1943)

1

Depuis le début de la guerre, le rouge à lèvres était dur et cireux — c’était un peu comme si l’on essayait de se colorer les lèvres avec une bougie de Noël. Quand, après plusieurs minutes de frottement soutenu, Hester Wallace remit ses lunettes, elle se regarda dans le miroir avec dégoût. Le maquillage n’avait jamais compté beaucoup dans sa vie, même avant la guerre, lorsqu’il y en avait à profusion dans les boutiques. Mais maintenant qu’il n’y avait plus rien à trouver, on attendait des femmes qu’elles aillent jusqu’à des extrémités proprement absurdes. Elle connaissait des filles dans la baraque qui se fabriquaient du rouge à lèvres avec de la betterave et le fixaient à la vaseline, qui utilisaient du bouchon brûlé et du cirage en fait de mascara ainsi que du papier d’emballage de margarine comme adoucissant pour la peau, qui se poudraient les aisselles au bicarbonate de soude pour ne pas sentir la transpiration… Elle arrondit les lèvres en une moue séductrice qu’elle transforma aussitôt en grimace. C’était vraiment tout à fait, tout à fait absurde.

La pénurie de maquillage semblait avoir fini par atteindre même Claire. Malgré l’abondance de pots et de flacons qui couvraient sa petite coiffeuse — Max Factor, Coty, Elizabeth Arden, chaque nom exhalant tous les charmes d’avant-guerre —, un examen plus rapproché révéla qu’ils étaient presque tous vides. Il ne restait plus rien que des traces de parfum. Hester huma chaque flacon et se laissa emporter par des images de luxe, de tenues de cocktail en satin signées Worth of London, de robes du soir au décolleté plongeant, de feux d’artifice à Versailles et au bal estival de la duchesse de Westminster et d’une douzaine d’autres stupidités merveilleuses dont Claire s’était tant targuée. Elle finit par dégoter un tube de mascara à moitié plein et un pot à couvercle de verre contenant encore deux bons centimètres de poudre de riz qui n’était plus vraiment compacte, puis elle entreprit de se les appliquer sur le visage.