Elle n’avait nullement mauvaise conscience de se servir ainsi. Claire ne lui avait-elle pas toujours conseillé de le faire ? Il était amusant de se maquiller, telle était la philosophie de Claire, on se sentait alors mieux dans sa peau, on se transformait en quelqu’un d’autre, et en outre : « Si c’est ce qu’il faut, alors, mon cher cœur, on le fait et c’est tout. » Très bien. Hester tapota sinistrement ses joues pâles. Si c’était vraiment ce qu’il fallait pour convaincre cette saleté de Miles Mermagen à accepter un changement de poste, eh bien, c’était ce qu’il aurait.
Elle examina son reflet sans enthousiasme puis replaça soigneusement chaque chose à sa place et descendit au rez-de-chaussée. Le salon venait d’être balayé. Les jonquilles étaient sur la cheminée. Le feu se trouvait prêt à être allumé. La cuisine elle aussi était impeccable. Hester avait préparé un flan de carottes un peu plus tôt dans la soirée, avec les légumes qu’elle faisait pousser elle-même dans le petit potager situé derrière la cuisine, et elle dressa alors le couvert de Claire, lui laissant un mot pour lui expliquer où trouver le flan et comment le faire réchauffer. Elle hésita, puis ajouta en bas de la page : « Bon retour… où que tu aies pu être ! Je t’embrasse, H. » Elle espéra que cela ne paraissait pas trop tatillon et inquisiteur ; elle espéra qu’elle ne devenait pas comme sa mère.
ADU, mademoiselle Wallace…
Évidemment que Claire allait rentrer. Tout cela n’était que panique stupide, trop absurde pour qu’on en parle.
Elle s’assit dans un fauteuil et l’attendit jusqu’à minuit moins le quart, quand elle osa ne plus remettre sa mission à plus tard.
Tandis que sa bicyclette bondissait sur le chemin en direction de la route, elle effraya une chouette blanche qui s’éleva silencieusement, tel un fantôme sous la lune.
D’une certaine façon, tout était la faute de Mlle Smallbone. Si Angela Smallbone n’avait pas signalé, dans la salle des professeurs après l’étude, que le Daily Telegraph lançait un concours de mots croisés, la vie d’Hester Wallace aurait continué son cours tranquille. Ce n’était pas une existence particulièrement excitante, une vie toute provinciale et sans surprise dans un pensionnat de jeunes filles, excentré et perdu des environs d’une ville du Dorset baptisée Beaminster, à moins de quinze kilomètres de l’endroit où Hester avait grandi. Ce n’était pas non plus une existence trop perturbée par la guerre, hormis la vue des visages blêmes des enfants évacués dans quelques fermes alentour, les fils de fer barbelés le long de la plage près de Lyme Regis, et la pénurie chronique de personnel enseignant, une pénurie qui signifiait qu’au début de l’année scolaire, à l’automne 1942, Hester avait dû se charger des cours de religion (sa matière habituelle), mais aussi des cours d’anglais et de quelques cours de latin et de grec.
Hester avait le don des mots croisés, et quand Angela lut ce soir-là que le prix du concours s’élevait à vingt livres sterling… eh bien, pensa-t-elle, pourquoi pas ? La première grille fut un exercice d’une difficulté inhabituelle publié le lendemain et dont elle s’acquitta sans problème. Elle envoya sa grille remplie et une lettre arriva pratiquement par retour de courrier pour l’inviter à participer à la finale, qui devait avoir lieu dans la cantine du Daily Telegraph quinze jours plus tard, un samedi. Angela accepta de superviser la séance de hockey et Hester prit le train de Crewkerne pour Londres, où elle affronta cinquante autres finalistes… et gagna. Elle compléta la grille en trois minutes, vingt-deux secondes, et ce fut Lord Camrose en personne qui lui remit le chèque. Elle donna cinq livres à son père pour la caisse de restauration de son église, elle dépensa sept livres pour s’acheter un manteau d’hiver neuf (d’occasion en fait, mais aussi bon que neuf), et déposa le reste sur son compte postal.
La seconde lettre était arrivée un jeudi, mais celle-ci était différente. Longue enveloppe jaune pâle recommandée. Portant le cachet des services de Sa Majesté.
Elle n’avait jamais pu ensuite savoir exactement si le Telegraph avait lancé le concours sur l’instigation du ministère de la Guerre, afin de repérer les hommes et les femmes de ce pays qui avaient une aptitude pour les énigmes, ou si c’était un petit malin du ministère qui avait vu les résultats du concours et demandé au journal la liste des finalistes. Quoi qu’il en soit, cinq d’entre eux furent au bout du compte convoqués pour subir un interrogatoire dans un vieil et sinistre immeuble victorien situé du mauvais côté de la Tamise, et trois reçurent enfin leur affectation pour Bletchley.
Le pensionnat ne voulait pas la laisser partir. Sa mère avait pleuré. L’idée de la voir partir avait répugné à son père, qui détestait toute idée de changement, et il n’avait cessé de psalmodier les pires présages pendant les jours qui précédèrent son départ (« Il ne reviendra plus dans sa maison, Et le lieu qu’il habitait ne le connaîtra plus » Job, VII,10). Mais la loi était la loi. Hester devait partir. En outre, elle se dit qu’elle avait vingt-huit ans. Était-elle condamnée à passer le reste de sa vie au même endroit, dissimulée dans ce patchwork soporifique de champs minuscules et de villages aux pierres de miel ? Elle tenait là sa chance de fuir. Elle avait saisi suffisamment d’indices au cours de l’entretien pour deviner que le travail porterait sur les codes, et elle rêvait de calmes bibliothèques aux murs tapissés de livres dans l’atmosphère dépouillée propre à l’intelligence pure.
Arrivée à la gare de Bletchley dans son petit manteau d’occasion par un lundi matin diluvien, elle fut aussitôt conduite au manoir à bord d’une canadienne et reçut à signer un exemplaire de la loi sur le secret officiel. Le capitaine de l’armée chargé de les instruire posa alors son pistolet sur le bureau et déclara que si l’un d’eux soufflait jamais le moindre mot de ce qu’ils allaient apprendre à l’extérieur, il n’hésiterait pas à leur tirer dessus. Lui-même. Puis ils reçurent leur affectation. Les deux finalistes masculins devinrent cryptographes tandis qu’elle, la femme qui les avait battus, était envoyée dans une sorte d’asile d’aliénés appelé le Contrôle.
« Vous prenez ce formulaire ici, vous voyez, et vous mettez dans cette première colonne le nom de code de la station d’interception. Chicksands, là, ça donne CKS, Beaumanor fait BMR, Harpendon donne HPN… ne vous inquiétez pas, ma chère, vous vous y ferez très vite. Et maintenant ici, vous voyez, vous mettez l’heure d’interception, ici la fréquence, là l’indicatif et là le nombre de groupes de lettres… »
Ses rêves furent réduits en poussière. Elle était une glorieuse employée de bureau et le Contrôle était un glorieux passage entre les stations d’interception et les analystes, un passage dans lequel se déversait l’émission incessante de quelque quarante mille indicatifs radio utilisant plus de soixante clés d’Enigma identifiées.
« L’aviation allemande, d’accord, utilise le plus souvent des insectes ou des fleurs. Voilà, vous avez donc, disons, Cockroach (Cafard) pour désigner la clé d’Enigma pour les avions de combat du front occidental basés en France. Dragonfly (Libellule) correspond à la Luftwaffe de Tunis. Le Locust (Criquet), c’est la Luftwaffe en Sicile. Il y en a une douzaine comme ça. Les fleurs sont pour la Luftgau, Foxglove (Digitale) pour le front est ; Daffodil (Jonquille) pour le front occidental ; Narcissus (Narcisse) pour la Norvège. Les oiseaux représentent l’armée de terre allemande. Chaffinch (Pinson) et Phœnix (Phénix) sont la Panzerarmee Afrika. Kestrel (Crécelle) et Vulture (Vautour) sont là pour le front russe. Seize petits oiseaux en tout. Et puis il y a Garlic (Ail), Onion (Oignon), Celery (Céleri)… les légumes sont tous pour les Enigma météo. Ça part directement à la Hutte 10. Compris ?