— Que sont Skunk et Porcupine ?
— Skunk (Moufette), c’est le Fliegerkorps VIII, sur le front est. Porcupine (Porc-épic), c’est la coopération sol-air, dans le sud de la Russie.
— Pourquoi ne pas leur avoir donné des noms d’insectes ?
— Dieu seul le sait. »
Les tableaux à remplir étaient surnommés des « mouchoirs » ou des « blists », et le fichier où l’on rangeait les choses diverses sans grande importance portait le nom de Titicaca (« un lac des Andes alimenté par de nombreux cours d’eau mais qui n’alimente rien », déclara solennellement Mermagen). Les hommes s’attribuaient des surnoms stupides, Licorne zébrée, Tête de Veau, tandis que les filles rêvassaient aux cryptologues nettement plus séduisants de la salle des Machines. Assise dans la baraque glaciale cet hiver-là, à dresser ses listes interminables, Hester eut une vision de l’Allemagne nazie comme d’une plaine infinie plongée dans l’obscurité, où brillaient des milliers de lumières minuscules et isolées qui clignotaient les unes à l’adresse des autres. Elle pensa que, curieusement, tout cela semblait d’une certaine façon aussi éloigné de la guerre que les plaines et toits de chaume du Dorset.
Elle rangea sa bicyclette dans la remise qui jouxtait la cantine et fut emportée par le flot de travailleurs qui ne se relâcha que vers l’entrée de la Hutte 6. Le Contrôle se trouvait déjà plongé dans une belle frénésie, Mermagen papillonnant avec suffisance d’un bureau à l’autre et se cognant la tête contre les abat-jour accrochés bas, ce qui faisait sauter les ronds de lumière jaune dans tous les sens. La quatrième armée de Panzer annonçait la reprise de Kharkov aux Russes et les crétins de la Hutte 3 exigeaient que chaque fréquence du secteur sud sur le front oriental soit vérifiée immédiatement.
« Hester, Hester, vous tombez bien. Soyez gentille, voulez-vous parler à Chicksands pour voir ce qu’ils peuvent faire là-bas ? Et, pendant que vous y serez, on signale à la salle des Machines qu’il y a un texte altéré dans la dernière fournée de Kestrel — l’opératrice doit vérifier ses notes avant de renvoyer le message. Et puis il faut “blister” tous les onze heures de Beaumanor. Prenez quelqu’un pour vous aider. Oh, et puis ça ne ferait pas de mal de trier un peu les index. »
Tout cela avant même qu’elle eût retiré son manteau.
Il lui fallut attendre deux heures avant de trouver une légère accalmie pour s’entretenir avec Mermagen en privé. Il se trouvait dans le placard à balais qui lui servait de bureau, les pieds sur la table, en train d’étudier une liasse de papiers à travers ses paupières mi-closes, en une pose formidable d’homme de grand destin qu’il avait dû copier, soupçonna-t-elle, sur un acteur de cinéma.
« Je me demandais si nous pourrions avoir une petite conversation, Miles. »
Miles. Elle trouvait cette insistance à utiliser les prénoms d’une affectation tout à fait lassante, mais cette fausse décontraction était une règle très rigide et faisait partie intégrante des mœurs de Bletchley : nous, les amateurs civils, nous allons les écraser, ces Huns disciplinés.
Mermagen continua d’étudier ses documents.
Elle tapa du pied. « Miles ? »
Il passa à une autre page. « Vous avez toute une partie de mon attention.
— Ma demande de transfert… »
Il poussa un grognement et tourna une autre page. « Pas ça encore.
— J’ai commencé à apprendre l’allemand…
— Comme c’est courageux.
— Vous aviez dit que le fait de ne pas connaître l’allemand rendait mon transfert impossible.
— Oui, mais je n’ai pas dit que le fait de l’apprendre rendait ce transfert possible. Oh, et puis merde ! Bon, allez, venez, entrez.
Il écarta ses papiers avec un soupir et lui fit signe de franchir le seuil. On avait dû lui dire que la brillantine lui donnerait une allure racée. Ses cheveux noirs et gras, ramenés en arrière, derrière les oreilles, tout en dégageant le front, luisaient comme un bonnet de bain. Il s’efforçait de se faire pousser une fine moustache à la Clark Gable, mais elle était légèrement trop longue du côté gauche.
« Les transferts de personnel d’une section à une autre sont, comme je vous l’ai déjà dit, extrêmement rares. Nous devons prendre en compte les considérations de sécurité. »
Prendre en compte les considérations de sécurité : ce devait être ainsi qu’il accordait des prêts, avant la guerre. Soudain, il se mit à la dévisager avec intensité, et elle prit conscience qu’il avait dû remarquer son maquillage. Il n’aurait pas paru plus surpris si elle s’était peint la figure avec du pastel gras. Sa voix sembla chuter d’une octave.
« Écoutez, Hester, je ne voudrais surtout pas vous faire de difficultés. Ce dont vous avez besoin, c’est d’un petit changement de décor d’un jour ou deux. » Il effleura sa moustache et eut un petit sourire rassuré, comme s’il se sentait étonné de la trouver toujours à la même place. « Pourquoi ne montez-vous pas jeter un coup d’œil sur l’une des stations d’interception, histoire de sentir un peu où vous pourriez vous intégrer dans la chaîne ? Je sais, ajouta-t-il. Je prendrais bien un peu l’air moi aussi. Nous pourrions monter ensemble.
— Ensemble ? Oui… pourquoi pas ? Et trouver un petit pub quelque part où nous pourrions déjeuner ?
— Parfait. Et en profiter pour décrocher vraiment.
— Et peut-être même un pub avec des chambres, où nous puissions rester pour la nuit si jamais il était tard ? »
Il rit nerveusement. « Cela ne me permettrait toujours pas de vous garantir votre transfert, vous savez ?
— Mais cela pourrait aider ?
— C’est vous qui le dites.
— Miles ? »
— Mmmmmm ?
— Plutôt mourir.
— Espèce de petite salope frigide. »
Elle remplit le lavabo d’eau glacée et s’en aspergea le visage avec fureur. L’eau glacée lui engourdissait les mains et lui mordait le visage. Elle lui coula dans le col et remonta le long des manches. Hester apprécia le saisissement que cela lui causa, et le désagrément. Elle méritait bien cela pour se punir de sa folie et de sa désillusion.
Elle pressa son estomac contre le bord du lavabo et contempla de son regard de myope le visage blanchâtre dans le miroir.
Inutile de se plaindre, cela allait sans dire. C’était sa parole à elle contre celle de Mermagen. On ne la croirait jamais. Et même si on la croyait… qu’est-ce que ça changerait ? C’est simplement ainsi que va le monde, ma chérie. Miles pouvait bien la coller contre ce putain de lac Titicaca si cela lui chantait, et lui passer la main sous la jupe, on ne la laisserait toujours pas partir : personne n’était jamais autorisé à s’en aller après en avoir tant vu.
Elle sentit un picotement d’apitoiement sur elle-même poindre au coin de ses yeux et abaissa aussitôt la tête au-dessus du lavabo pour se tremper la figure, et se frotter les joues et la bouche avec une lamelle de savon au phénol jusqu’à ce que la poudre fît des traînées rosâtres dans l’eau.
Elle aurait tellement aimé pouvoir parler à Claire.
ADU, mademoiselle Wallace…