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Derrière elle, dans les cabinets, la chasse d’eau se fit entendre. Elle ouvrit précipitamment la bonde et s’essuya la figure et les mains.

Nom de la station d’interception, heure d’interception, fréquence, indicatif, groupes de lettres… Nom de la station d’interception, heure d’interception, fréquence, indicatif, groupes de lettres…

La main d’Hester courait machinalement sur le papier.

À quatre heures, la première partie de l’équipe de nuit partit vers la cantine.

« Tu viens, Hetty ?

— Trop de boulot, malheureusement. Je vous rattrape.

— Ma pauvre !

— Tu es à plaindre et Miles est un salaud », décréta Beryl McCann, qui avait déjà couché avec Mermagen une fois et le regrettait encore.

Hester baissa la tête sur son bureau et continua d’écrire de sa belle écriture moulée d’institutrice. Elle regarda les autres filles enfiler leur manteau et sortir en rang, leurs souliers martelant le plancher. Ah ! que Claire était drôle quand il s’agissait des autres. L’un des traits de caractère qu’Hester préférait chez elle était sa façon d’imiter tout le monde : Anthea Leigh-Delamere, folle de chasse à courre, qui prenait son service en jodhpurs ; Binnie, au teint cireux, qui voulait devenir bonne sœur ; la fille de Solihull qui tenait le combiné du téléphone à trente centimètres de sa bouche parce que sa mère lui avait dit que c’était plein de microbes… Pour autant qu’Hester pût le savoir, Claire n’avait jamais vraiment rencontré Miles Mermagen, mais elle arrivait pourtant à le parodier à la perfection. L’horreur de Bletchley avait constitué leur sujet de plaisanteries à elles, leur arme contre tout ce qui les barbait.

À l’ouverture de la porte d’entrée, un courant d’air glacial s’engouffra brusquement dans la pièce. Blists et mouchoirs bruirent et voletèrent dans le froid.

Casse-pieds. Barbant. C’étaient les mots favoris de Claire. Bletchley Park était barbant. La guerre était barbante. La ville était affreusement barbante. Et les mecs étaient les plus casse-pieds de tout. Les hommes — mon Dieu, mais avec quelle odeur les attirait-elle ? — , il y en avait toujours au moins deux ou trois qui lui tournaient autour comme des chats en rut. Et comme elle les ridiculisait, lors de ces précieuses soirées qu’elle et Hester passaient ensemble, installées amicalement devant le feu comme un vieux couple marié. Elle ridiculisait leurs mains baladeuses et maladroites, leurs propos rebattus, leur suffisance ridicule. À présent qu’Hester y réfléchissait, le seul homme que Claire n’eût pas tourné en ridicule était ce curieux M. Jericho, dont elle n’avait même jamais parlé.

ADU, mademoiselle Wallace…

Maintenant qu’elle était décidée — mais n’avait-elle pas toujours su, secrètement, qu’elle allait le faire ? — , elle fut étonnée de se sentir aussi calme. Elle se dit que ce ne serait qu’un tout petit coup d’œil. Quel mal y avait-il à cela ? Elle avait même une excuse parfaite pour aller à l’index puisque ce salaud de Miles ne lui avait-il pas ordonné, alors que tout le monde l’entendait, de vérifier que les volumes étaient rangés en bon ordre ?

Elle termina le blist et le glissa dans le panier. Puis elle s’obligea à attendre un laps de temps normal, feignant de contrôler le travail des autres, avant de se rendre aussi naturellement qu’elle put à la salle de l’Index.

2

Jericho ouvrit les rideaux sur un nouveau matin froid et clair. Cela ne faisait que trois jours qu’il habitait la Pension du Commerce, mais la vue offrait déjà pour lui une sorte de familiarité lasse.

Il y avait d’abord le jardin long et étroit (une cour cimentée agrémentée de cordes à linge, d’un tout petit potager et d’un abri antiaérien) qui disparaissait au bout d’une soixantaine de mètres dans un fouillis d’herbes folles derrière une clôture pourrie et défoncée. Puis il y avait une dénivellation qu’il ne pouvait voir, comme un saut-de-loup, puis une large étendue de voies ferrées, une douzaine au moins, qui attiraient enfin l’œil sur la pièce centrale, à savoir un énorme hangar à locomotives victorien portant LONDON MIDLANDS & SCOTTISH RAILWAY en lettres blanches à peine lisibles sous la crasse.

Quelle journée en perspective ! De celles que l’on traverse péniblement, sans autre but que d’arriver le soir sain et sauf. Il regarda son réveil : il était sept heures et quart. Il ferait nuit pendant au moins quatre heures encore dans l’Atlantique Nord. D’après son évaluation, il n’aurait rien à faire avant au plus tôt minuit, heure britannique, lorsque les premiers éléments du convoi commenceraient à pénétrer dans la zone dangereuse des U-Boote. Rien d’autre à faire que de rester assis dans la baraque, à attendre et se morfondre.

À trois reprises, pendant la nuit, Jericho avait décidé d’aller trouver Wigram et de lui faire une totale et entière confession. La dernière fois, il était même allé jusqu’à mettre son pardessus. Mais le dilemme qui se posait à lui l’empêcha de poursuivre. D’un côté, oui, évidemment, il était de son devoir d’avouer à Wigram tout ce qu’il savait. Mais d’un autre côté, ce qu’il savait ne contribuerait pas beaucoup à la retrouver, alors pourquoi la trahir ? Les équations s’annulaient et, à l’aube, il s’était rendu à la bonne vieille inertie qui survient toujours quand on prend en compte les deux aspects d’une même question.

De plus, tout cela ne pouvait être encore qu’une épouvantable erreur — c’était possible, non ? Une plaisanterie qui avait mal tourné ? Douze heures s’étaient écoulées depuis sa conversation avec Wigram. On l’avait peut-être retrouvée, maintenant. Ou, plus vraisemblablement, elle était rentrée soit à la chaumière, soit à la baraque, les yeux écarquillés et en demandant, mes chéris, pourquoi on faisait un tel tintouin.

Il s’apprêtait à se détourner de la fenêtre quand il aperçut un mouvement à l’autre bout du hangar à locomotives. S’agissait-il d’un animal assez gros ou d’un homme fort marchant à quatre pattes ? Il scruta la vitre couverte de suie, mais la chose était trop éloignée pour qu’il la distingue vraiment, aussi prit-il son télescope dans le bas de l’armoire. Le panneau de la fenêtre était coincé, mais quelques coups assenés du revers de la main suffirent à le faire remonter d’une quinzaine de centimètres. Il s’agenouilla et appuya le télescope sur le rebord de la fenêtre. Il ne put tout d’abord rien trouver pour faire le point parmi les inextricables et étourdissants lacis de rails, puis, soudain, il vit un berger allemand aussi gros qu’un veau en train de flairer les roues d’un wagon de marchandises. Jericho déplaça très légèrement le télescope sur la gauche, et découvrit un policier vêtu d’une capote qui lui arrivait sous les genoux. Ils étaient deux en fait, et un deuxième chien, en laisse.

Il regarda le petit groupe pendant quelques minutes fouiller le train vide. Puis les deux équipes se séparèrent, l’une remonta la voie ferrée, l’autre disparut vers les pavillons situés de l’autre côté des voies. Jericho referma le télescope d’un coup sec.

Quatre hommes et deux chiens pour les voies ferrées. Sans doute deux autres équipes pour explorer les quais de la gare. Combien d’autres en ville ? Vingt ? Et dans la campagne environnante ?

Vous avez une photo d’elle ? Quelque chose de récent ?

Il se donna un petit coup de télescope sur la joue.

Ils devaient surveiller tous les ports et toutes les gares du pays.

Que feraient-ils s’ils la rattrapaient ?