Elle frissonna. Le soleil de mars n’apportait aucune chaleur. Il tombait sur le clocher de pierre de St Mary comme une lumière froide tombée d’un miroir.
Jericho s’était relevé maintenant et avançait parmi les tombes. Elle se demanda si elle lui aurait ressemblé si elle était allée à l’université. Mais son père n’avait pas voulu en entendre parler et c’était son frère George qui était parti, comme si c’était une loi divine : c’étaient les hommes qui allaient à l’université et qui perçaient les codes ; les femmes restaient à la maison ou remplissaient les fiches.
« Hester, Hester, vous tombez bien. Soyez gentille, voulez-vous parler à Chicksands pour voir ce qu’ils peuvent faire là-bas ? Et, pendant que vous y serez, on signale à la salle des Machines qu’il y a un texte altéré dans la dernière fournée de Kestrel — l’opératrice doit vérifier ses notes avant de renvoyer le message. Et puis il faut “blister” tous les onze heures de Beaumanor… »
Un sentiment de défaitisme l’avait laissée toute ramollie, debout devant une tombe, mais elle sentait maintenant son corps retrouver lentement sa vigueur.
« L’opératrice doit vérifier ses notes… »
« Monsieur Jericho ! »
Il se retourna en entendant son nom et la vit avancer en trébuchant vers lui.
Il était près de dix heures et Miles Mermagen se peignait dans son bureau avant de rentrer chez lui quand Hester Wallace surgit à la porte.
« Non, fit-il, sans se retourner.
— Écoutez, Miles, j’ai réfléchi, et vous avez raison. Je me suis conduite comme une parfaite idiote. »
Il la scruta d’un œil soupçonneux dans le miroir.
« Ma demande de transfert… je voudrais que vous l’annuliez.
— Parfait, je ne l’ai jamais transmise. »
Il se concentra à nouveau sur lui-même. Le peigne glissait dans l’épaisseur de ses cheveux noirs comme un râteau dans de la graisse.
Elle se força à sourire. « J’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit, qu’on devait savoir où était sa place dans la chaîne… » Il paracheva son coup de peigne et se tourna de côté, en essayant de voir son profil dans le miroir. « Si vous vous rappelez, nous avions dit que je pourrais peut-être faire un tour dans une station d’interception.
— Pas de problème.
— Et je me suis dit que, eh bien, comme mon service ne commence que demain après-midi, je pourrais peut-être y aller aujourd’hui.
— Aujourd’hui ? » Il consulta sa montre. « C’est que je suis assez pris, en fait.
— Mais je peux y aller seule, Miles. Et vous faire un rapport sur ce que j’aurai trouvé » — derrière son dos, elle s’enfonça les ongles dans la paume — « un de ces soirs ».
Il la gratifia d’un nouveau regard inquisiteur, et elle pensa : Non, non, c’est vraiment trop gros, même pour lui. Mais il haussa alors les épaules. « Pourquoi pas ? Mieux vaut les appeler avant. » Il agita la main avec majesté. « Citez mon nom.
— Merci, Miles.
— La femme de Lot, hein ? » Il lui adressa une œillade. « Statue de sel le jour, boule de feu la nuit… ? »
Et il lui assena une petite tape sur le derrière en sortant.
Trente mètres plus loin, dans la Hutte 8, Jericho frappait à la porte sur laquelle figurait la mention « Liaison de l’US Navy ». Une voix sonore lui cria d’entrer.
Kramer n’avait pas de bureau — la pièce n’était pas assez grande — mais une simple table de jeux avec un téléphone dessus et une corbeille à papier archi pleine posée par terre. Il n’y avait même pas de fenêtre. Sur l’une des cloisons de bois qui le séparaient du reste de la baraque, il avait fixé au ruban adhésif une photographie récente, arrachée au magazine Life, de Roosevelt et de Churchill assis côte à côte dans un jardin ensoleillé à la conférence de Casablanca. Kramer vit que Jericho l’examinait.
« Quand vous commencez à me déprimer vraiment, je la regarde et je me dis — Merde, tant pis, s’ils peuvent y arriver, je dois y arriver aussi. » Il sourit. « J’ai quelque chose à vous montrer. » Il ouvrit sa serviette et en sortit une liasse de papiers portant la mention TOP SECRET : ULTRA. « Skynner a enfin reçu l’ordre de me remettre ça ce matin. Je suis censé les expédier à Washington ce soir. »
Jericho les feuilleta. Il s’agissait d’une masse de calculs qui lui parurent en partie familiers, et de quelques schémas techniques très complexes qui semblaient des circuits électroniques.
Kramer annonça : « Les plans du prototype de Bombe à quatre rotors. »
Jericho leva vers lui un regard étonné. « Avec des tubes électroniques ?
— Absolument. Des triodes à gaz. Des thyratrons GTIC.
— Bon Dieu.
— Ils appellent ça Cobra. Les trois premiers positionnements de rotors seront résolus de la manière habituelle sur les Bombes existantes, soit électro-mécaniquement. Mais le quatrième — le quatrième — sera résolu par un procédé uniquement électronique, avec un tableau de commutations et des tubes électroniques reliés à la Bombe par cette espèce de gros câble qui ressemble à un… » — Kramer fit une sorte de cercle avec ses mains — « … enfin, qui ressemble à un cobra, j’imagine. On utiliserait des tubes à vide en séquences… et c’est une révolution. Ça n’a jamais été fait. Les types de chez vous assurent que cela multipliera la vitesse de calcul par cent, ou même par mille. »
Jericho prononça, presque pour lui-même : « Une machine de Turing.
— Une quoi ?
— Un calculateur électronique.
— Eh bien, appelez ça comme vous voulez. En théorie, ça marche, et ça, c’est la bonne nouvelle. Et, d’après ce qu’ils disent, ce ne serait qu’un début. Il semble qu’ils sont en train de préparer une sorte de Superbombe, une machine entièrement électronique qui s’appelle Colossus. »
Jericho eut soudain la vision d’Alan Turing, assis, jambes croisées, dans son bureau de Cambridge par un samedi après-midi alors que les lumières s’allumaient au-dehors, en train de décrire son rêve de machine à calculer universelle. Combien de temps s’était écoulé depuis ? Moins de cinq ans ?
« Et quand cela va-t-il se concrétiser ?
— Là, c’est la mauvaise nouvelle. Cobra lui-même ne sera pas opérationnel avant le mois de juin.
— Mais c’est affreux.
— Toujours les mêmes conneries. Pas de pièces détachées, pas d’ateliers, pas assez de techniciens. Devinez combien d’hommes travaillent là-dessus en ce moment, pendant que nous parlons.
— Pas assez, je suppose. »
Kramer leva une main et écarta les doigts tout près du visage de Jericho. « Cinq. Cinq ! » Il remit les papiers dans sa mallette et en fit claquer les fermetures. « Il faut faire quelque chose. » Il marmonnait en secouant la tête. Il faut faire avancer la situation.
« Vous allez à Londres ?
— Tout de suite. D’abord à l’ambassade. Et puis un tour de l’autre côté de Grosvenor Square pour voir l’amiral. »
Jericho eut une grimace de déception. « Je suppose que vous prenez votre voiture ?
— Vous plaisantez ? Avec ça ? » Il tapota sa mallette. « Skynner me fait accompagner par une escorte. Pourquoi ?
— Je me demandais juste… Je sais que c’est affreusement impoli de ma part, mais vous m’avez dit que si j’avais un service à vous demander… bref, je me demandais s’il serait possible de vous emprunter votre voiture ?