— On vous a vue ?
— Je ne pense pas. » Elle souffla sur ses mains pour les réchauffer et les frotta l’une contre l’autre. « Je suggère que nous roulions, monsieur Jericho. Et, quoi que vous fassiez, ne repassez pas par Bletchley. Je les ai entendus discuter. On arrête toutes les voitures qui quittent Bletchley par la grand-route. »
Elle s’enfonça davantage sur son siège au point de devenir invisible de l’extérieur, à moins de s’approcher tout contre sa vitre. Jericho mit le moteur en marche et l’Austin partit en avant. Puisqu’ils ne pouvaient pas repasser par Bletchley, pensa-t-il, ils n’avaient d’autre choix que de continuer tout droit.
Ils franchirent le virage et la voie leur apparut dégagée. La route de la chaumière se trouvait sur la gauche, déserte, mais lorsqu’ils arrivèrent à son niveau, un policier surgit brusquement de la haie d’en face et leva le bras. Jericho hésita puis appuya le pied sur l’accélérateur. Le policier s’esquiva prestement et Jericho eut la vision fugitive d’une figure rouge brique absolument outragée. Puis ils s’enfoncèrent dans le creux, grimpèrent la côte et débouchèrent dans le village. Un autre policier parlait avec une femme sur le seuil de sa maison au toit de chaume, et il se retourna pour les regarder. Jericho accéléra à nouveau laissant bientôt le village derrière eux pour prendre les lacets qui descendaient au fond d’une nouvelle vallée ombragée.
Ils remontèrent Shenley Church End, passèrent devant la White Hart Inn, où Jericho avait longtemps habité, puis devant une église et ils arrivèrent presque aussitôt au croisement de la A5.
Jericho jeta un coup d’œil dans son rétroviseur pour vérifier que personne ne les suivait. La voie semblait libre. « Vous pouvez vous redresser maintenant », dit-il à Hester. Il se sentait comme hébété et n’arrivait pas à croire qu’il avait fait une chose pareille. Il laissa passer deux camions, mit son clignotant et tourna à gauche sur la vieille voie romaine. Aussi loin qu’il était possible de voir, elle filait tout droit vers le nord-ouest. Jericho passa une vitesse, l’Austin accéléra et ils filèrent.
L’Angleterre de la guerre s’ouvrait devant eux — la même vieille Angleterre mais subtilement altérée : légèrement salie, légèrement abîmée, comme un état prospère tombant rapidement en ruine, ou une vieille dame de la noblesse connaissant une période difficile.
Ils ne virent pas de traces de bombardements avant d’arriver dans la banlieue de Rugby, où ce qui leur était apparu de loin comme une abbaye en ruine se révéla une carcasse d’usine décapitée, mais les déprédations dues à la guerre étaient partout visibles. Après trois ans de négligence, les clôtures en bordure de route s’affaissaient ou s’effondraient. Grilles et portails avaient disparu des beaux parcs nationaux pour être fondus et transformés en munitions. Les maisons se détérioraient. Rien n’avait été repeint depuis 1940. Les fenêtres cassées étaient bouchées avec des planches, le fer forgé était couvert de rouille ou passé au goudron. Les enseignes des tavernes elles-mêmes s’étaient fendues et délavées. Le pays tout entier se dégradait.
Comme nous tous, songea Jericho tandis qu’ils dépassaient une silhouette voûtée qui marchait au bord de la route. N’avons-nous pas un peu plus piètre allure d’année en année ? En 1940, il y avait au moins l’énergie galvanisante suscitée par la menace d’invasion. Et en 1941, l’espoir était revenu avec l’entrée de la Russie, puis des États-Unis, dans la guerre. Mais 1942 s’était lamentablement mué en 1943, les U-Boote avaient fait des massacres dans les convois, la pénurie n’avait fait qu’empirer et, malgré des victoires en Afrique et sur le front oriental, la guerre semblait avoir pris un tour interminable — une perspective infinie et sans héroïsme de rationnement et d’épuisement. Les villages paraissaient avoir perdu leur vie — les hommes partis, les femmes enrôlées dans les usines — et, à Stony Stratford et Towcester, les quelques personnes encore visibles formaient la plupart du temps des files d’attente devant les vitrines vides des boutiques.
Hester Wallace demeurait silencieuse à côté de lui et repérait leur itinéraire en examinant avec une attention obsessionnelle le guide d’Atwood. Bien, songea-t-il. Étant donné que toutes les pancartes et noms de lieu avaient disparu, ils n’auraient aucune idée de l’endroit où ils se trouvaient si jamais ils venaient à se perdre. Il n’osait pas conduire trop vite. L’Austin lui était peu familière et (comme il commençait à s’en apercevoir) pleine de petites manies. De temps à autre, la mauvaise essence de temps de guerre provoquait comme une explosion. L’auto avait tendance à dériver vers le milieu de la route et les freins n’étaient pas vraiment impeccables. En outre, les voitures personnelles étaient devenues une telle rareté que Jericho craignait de se faire arrêter par un policier zélé qui demanderait à voir leurs papiers s’ils roulaient trop vite. Il conduisit ainsi pendant plus d’une heure, jusqu’au moment où Hester lui indiqua de tourner à droite sur une route étroite juste à l’entrée d’une petite ville qui s’appelait, d’après elle, Hinckley.
Ils avaient quitté Bletchley sous un ciel bleu, mais plus ils étaient remontés vers le nord, plus le ciel s’était couvert. De gros nuages de pluie ou de neige s’étaient amoncelés devant le soleil. Le bitume s’étirait dans un paysage morne et plat, sans aucun véhicule en vue, et, pour la seconde fois, Jericho éprouva l’impression curieuse que l’Histoire avançait à rebours, que les routes n’avaient pu présenter cet aspect si désert depuis au moins un quart de siècle.
Vingt-cinq kilomètres plus loin, Hester lui indiqua de tourner à nouveau à droite, et ils se retrouvèrent soudain en terrain beaucoup plus vallonné, couvert de bois et entrecoupé de curieux pans de roche nue, zébrée de blanc par la neige.
« Où sommes-nous ?
— Charnwood Forest. Nous approchons. Vous seriez gentil de vous arrêter une minute. Ici, regardez, dit-elle en désignant une aire de pique-nique déserte en bordure de route. Ce sera parfait. Je n’en ai pas pour longtemps. »
Elle prit son sac sur la banquette arrière et se dirigea vers les arbres. Il la regarda s’éloigner. Elle ressemblait à un garçon de ferme avec sa veste et son pantalon. Que lui avait dit Claire déjà ? « Elle m’a à la bonne » ? Plus que ça, sans doute, beaucoup plus pour prendre autant de risques. Il fut frappé par le fait qu’elle était physiquement presque le contraire de Claire : autant Claire était grande, blonde, voluptueuse, autant Hester était petite, brune et maigrichonne. Plutôt comme lui. Elle se changeait derrière un arbre qui n’était pas tout à fait assez large, et il entrevit soudain une épaule mince et blanche. Il détourna les yeux. Lorsqu’il regarda à nouveau dans sa direction, elle émergeait du bois sombre en robe vert olive. La première goutte de pluie s’écrasa sur le pare-brise au moment où elle remontait dans la voiture.
« Démarrez, monsieur Jericho. » Elle retrouva leur position sur la carte et posa le doigt dessus.
Il interrompit son geste sur la clé de contact. « Ne pensez-vous pas, mademoiselle Wallace, fit-il avec hésitation, que, vu les circonstances, nous pourrions nous risquer à nous appeler par nos prénoms ? »
Elle lui adressa un léger sourire. « Hester.