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— Tom. »

Ils se serrèrent la main.

Ils suivirent la route à travers bois pendant une huitaine de kilomètres, puis les arbres se raréfièrent et ils se retrouvèrent sur une sorte de plateau découvert. La pluie et la neige fondue avaient transformé la route étroite en un chemin boueux et, pendant cinq minutes, ils furent contraints d’avancer au pas, derrière une charrette attelée à un poney. Enfin le cocher leva son fouet en guise d’excuse et tourna à droite, vers un tout petit village où des panaches de fumée s’élevaient en volutes d’une demi-douzaine de cheminées. Alors, presque aussitôt, Hester s’écria : « Là ! »

S’ils n’avaient pas roulé si doucement, ils l’auraient sûrement manqué : deux petits pavillons d’entrée, une voie privée barrée par une perche blanc et rouge, une guérite de sentinelle et une pancarte mystérieuse indiquant WOYG, BEAUMANOR.

War Office « Y » Group, Beaumanor, le « Y » étant le nom de code du service d’interception radio.

« On y va. »

Jericho admira le calme d’Hester. Alors qu’il en était encore à chercher son laissez-passer d’une main moite, elle s’était penchée sur lui pour montrer le sien et avait annoncé sèchement au garde qu’ils étaient attendus. Le soldat vérifia son nom sur un porte-bloc, fit le tour de la voiture pour relever le numéro d’immatriculation, revint près de la vitre, jeta un bref coup d’œil sur la carte de Jericho et leur fit signe de passer.

Beaumanor Hall était une de ces nombreuses demeures de campagne, immenses et isolées, que l’armée avait réquisitionnées à leurs propriétaires reconnaissants et quasi ruinés, demeures qui, d’après Jericho, ne retourneraient sans doute jamais à un usage privé. Il s’agissait en l’occurrence d’un édifice de la première moitié du dix-neuvième siècle, avec une allée bordée d’ormes ruisselants d’un côté et une cour d’écurie de l’autre. C’est là qu’ils se dirigèrent. Ils passèrent sous une arche. Une demi-douzaine de filles du service territorial auxiliaire couraient en riant devant eux, le manteau sur la tête, comme une tente, pour se protéger de la pluie, puis disparurent dans l’un des bâtiments. Deux petites camionnettes commerciales Morris et toute une rangée de motocyclettes BSA occupaient la cour. Au moment où Jericho se garait, un homme en uniforme se précipita vers eux avec un grand parapluie cabossé.

« Heaviside, annonça-t-il, major Heaviside, comme celui de la ionosphère. Vous, vous devez être mademoiselle Wallace, et vous…

— Tom Jericho.

— Monsieur Jericho. Parfait. Formidable. » Il leur serra vigoureusement la main. « Je dois avouer que c’est un honneur pour nous. Une visite de la direction aux cousins de la campagne. Le commandant vous transmet tous ses regrets de ne pouvoir vous accueillir lui-même. Il essayera de nous rejoindre dans l’après-midi. Je crains qu’il ne soit trop tard pour le déjeuner, mais du thé ? Une tasse de thé ? Quel sale temps… »

Jericho s’était attendu à des questions embarrassantes et avait passé la journée à essayer de préparer quelques réponses prudentes, mais le major se contenta de les entraîner sous son parapluie dégoulinant jusqu’à la maison. Il était jeune, grand, avec un crâne dégarni et des lunettes tellement maculées que Jericho se demanda comment il pouvait voir à travers. Il avait les épaules tombantes, genre bouteille de Saint-Galmier, et le col de sa veste était blanc de pellicules. Il les conduisit dans un salon glacé qui sentait le moisi et commanda du thé.

Il avait alors terminé l’histoire abrégée de la maison (« conçue, paraît-il, par le même type qui a construit la colonne Nelson ») et avait déjà bien entamé celle, plus détaillée, du service des interceptions radio (« démarré à Chatham jusqu’à ce que les bombardements deviennent trop impossibles… »). Hester hochait poliment la tête. Une auxiliaire féminine leur apporta du thé aussi brun et épais que du cirage, et Jericho se mit à boire en jetant des coups d’œil impatients sur les murs vides. Les crochets des tableaux avaient laissé des trous dans le plâtre et une ombre grisâtre dessinait les contours des grands cadres maintenant décrochés. Une demeure ancestrale sans ancêtres, une maison sans âme. Les fenêtres qui donnaient sur le jardin étaient barrées de bandes de papier adhésif.

Il sortit ostensiblement sa montre et l’ouvrit. Presque quinze heures. Il allait falloir se presser un peu.

Hester remarqua son impatience. « Peut-être, dit-elle en profitant d’une brève pause dans le monologue du major, pourrions-nous jeter un coup d’œil sur vos installations. »

Heaviside eut l’air surpris et reposa bruyamment sa tasse sur la soucoupe. « Oh, mince ! Excusez-moi. Bon. Si vous êtes prêts, alors, allons-y. »

La pluie se mêlait maintenant de neige et un vent du nord soufflait en rafales violentes. Il leur fouetta le visage lorsqu’ils sortirent sur le côté de la vaste demeure, et ils durent lever les bras tels des boxeurs assaillis par les coups pour traverser la boue d’une ancienne roseraie. Un son aigu, déchirant, comme Jericho n’en avait jamais entendu, retentissait de l’autre côté d’un mur.

« Bon Dieu, mais qu’est-ce que c’est ?

— Le parc d’antennes », répondit Heaviside.

Jericho n’avait visité de station d’interceptions radio qu’une seule fois auparavant, et il y avait des années de cela, à une époque où la science n’en était qu’à ses balbutiements : une baraque remplie de Wrens frissonnantes, perchée au sommet d’une falaise non loin de Scarborough. Il s’agissait ici de quelque chose d’un tout autre ordre. Ils franchirent une porte dans le mur et découvrirent des dizaines d’antennes radio disposées suivant un ordre curieux, un peu comme les cercles de pierres des druides, sur plusieurs hectares de terrain. Les pylônes métalliques étaient reliés entre eux par des kilomètres de câbles. Certaines portions d’acier tendu bourdonnaient, d’autres hurlaient.

« Configurations rhombiques et de Beveridge, cria le major pour couvrir le vacarme. Dipôles et quadra-headrons… Regardez ! » Il voulut désigner quelque chose, mais son parapluie se retourna brusquement. Il eut un sourire désespéré et agita son parapluie en direction des mâts d’antennes. « Nous sommes à une centaine de mètres d’altitude ici, c’est pour cela qu’il y a ce fichu vent. Le parc est divisé en deux. La première partie est orientée plein sud. Elle prend la France, la Méditerranée, la Libye. L’autre est orientée vers l’est, l’Allemagne et le front russe. Les signaux arrivent par câbles coaxiaux aux baraques d’interception. » Il écarta largement les bras et hurla : « Magnifique, n’est-ce pas ? Nous pouvons tout capter sur une étendue de quinze cents kilomètres environ. » Il rit et agita les mains comme s’il dirigeait une chorale imaginaire. « Chantez pour moi, espèces de bougres ! »

Le vent leur projetait de la neige fondue sur la figure, et Jericho posa les mains en coque sur ses oreilles. On aurait dit qu’ils interféraient avec la nature, qu’ils se branchaient sur une force élémentaire bouillonnante qu’ils n’auraient jamais dû déranger, un peu comme Frankenstein faisant venir les éclairs dans son laboratoire. Une nouvelle rafale de vent les projeta en arrière, et Hester dut se retenir à son bras.

« Partons d’ici », cria Heaviside. Il leur fit signe de le suivre. Dès qu’ils furent de l’autre côté du mur, ils se retrouvèrent protégés du vent. Une route bitumée cernait ce qui semblait de loin un village privé niché sur le domaine de la grande maison : chaumières, granges, une serre et même un pavillon de cricket avec une tour d’horloge. Rien que de fausses façades, expliqua facétieusement Heaviside, pour tromper la reconnaissance aérienne allemande. C’était là que se faisait le travail d’interception proprement dit. Quelque chose les intéressait-il en particulier ?