« Comment cela se passe-t-il pour le front oriental ? questionna Hester.
— Le front oriental, répéta Heaviside. Parfait. » Il ouvrit la marche entre les flaques, essayant toujours de remettre dans le bon sens son parapluie retourné. La pluie s’intensifia et leur marche rapide se mua bientôt en course pour gagner les baraques. La porte claqua bruyamment derrière eux.
« Nous nous appuyons sur l’élément féminin, comme vous pouvez vous en rendre compte », déclara Heaviside en ôtant ses lunettes pour les essuyer sur un coin de sa veste. « Des militaires et des civiles. » Il remit ses lunettes et regarda autour de lui en clignant des yeux. « Bonjour, dit-il à une femme solide qui portait des galons de sergent. “La directrice”, annonça-t-il, ajoutant dans un souffle : Un vrai dragon. »
Jericho dénombra vingt-quatre récepteurs télégraphiques branchés par paires, de chaque côté d’une longue allée, et devant chacun d’eux se trouvait une femme voûtée avec des écouteurs sur les oreilles. Le calme régnait dans la pièce, à l’exception du ronronnement des machines et du bruissement occasionnel des formulaires d’interception.
« Nous avons trois types d’appareils, expliqua tranquillement Heaviside. Des HRO, des Hallicrafter 28 Skyriders et des AR-88 américains. Chaque fille doit patrouiller ses propres fréquences, même si nous vérifions tout dès que les choses s’excitent un peu.
— Vous avez combien de personnes qui travaillent ici ? demanda Hester.
— À peu près deux mille.
— Et vous interceptez tout ?
— Absolument tout. À moins de recevoir l’ordre de ne pas le faire.
— Ce qui n’arrive jamais.
— C’est vrai, c’est vrai. » Le crâne chauve de Heaviside luisait de pluie. Alors le jeune homme se pencha en avant et s’ébroua comme un chien. « À part la semaine dernière, bien sûr. »
Ce dont Jericho se souviendrait le mieux par la suite, ce serait le calme avec lequel Hester écouta l’information. Elle ne cilla même pas. Elle préféra en fait changer de sujet et demanda à Heaviside quelle rapidité était exigée de la part des filles (« Nous exigeons une vitesse de quatre-vingt-dix caractères morse à la minute, c’est le minimum absolu »), puis ils se mirent tous les trois à remonter l’allée centrale.
« Ces appareils-ci sont réglés sur le front oriental », annonça Heaviside lorsqu’ils eurent parcouru la moitié de la salle. Il s’arrêta et montra les images élaborées de vautours collées sur le flanc de plusieurs récepteurs. « Vulture n’est pas la seule clé de l’armée allemande en Russie, bien sûr. Il y a aussi Kite (Buse), Kestrel (Crécelle), Smelt (Éperlan) pour l’Ukraine…
— Les réseaux sont-ils particulièrement actifs en ce moment ? demanda Jericho, qui sentait qu’il était temps pour lui d’intervenir.
— Très actifs, depuis Stalingrad. Des retraites et des contre-attaques sur tout le front. Des alertes et des sorties. Il faut reconnaître ça à ces Rouges, vous savez : ils ne se battent pas à moitié. »
Hester demanda alors le plus naturellement du monde : « C’est bien une station Vulture qu’on vous a demandé de ne plus intercepter ?
— C’est exact.
— Et on vous a demandé ça vers le 4 mars ?
— Pile. À minuit. Je m’en souviens parce que nous venions juste d’envoyer quatre longs messages et qu’on se sentait un peu essoufflés quand j’ai eu votre collègue, Mermagen, au bigophone. Il était complètement paniqué et il nous a dit : “Plus de ça, merci beaucoup, ni maintenant, ni demain ni jamais plus.”
— Il a expliqué pourquoi ?
— Pas du tout. Il a juste dit d’arrêter. J’ai cru qu’il allait avoir une crise cardiaque. C’est le truc le plus bizarre que j’aie jamais entendu.
— Peut-être, suggéra Jericho, qu’ils vous savaient très occupés et ont préféré vous décharger des transmissions qui n’étaient pas prioritaires ?
— Conneries, lâcha Heaviside. Pardon, mais vraiment ! » Sa fierté professionnelle avait été heurtée. « Vous pourrez dire de ma part à votre M. Mermagen qu’il n’y a rien que nous ne puissions maîtriser, n’est-ce pas, Kay ? » Il toucha l’épaule d’une opératrice des services auxiliaires territoriaux particulièrement ravissante qui retira ses écouteurs et recula sa chaise. « Non, non, ne vous levez pas, je ne voulais pas vous interrompre. Nous parlions juste de notre mystérieuse station. » Il roula les yeux au ciel. « Celle que nous ne sommes pas censés entendre.
— Entendre ? » Jericho regarda Hester avec insistance. « Vous voulez dire que cette station émet toujours ?
— Kay ?
— Oui, monsieur. » Elle avait un accent gallois assez mélodieux. « Moins souvent en ce moment, monsieur, mais elle n’a pas arrêté la semaine dernière. » Elle hésita. « Ce n’est pas que je cherche à l’écouter exprès, monsieur, mais elle a un style tellement superbe. L’ancienne école. Pas comme certains de ces mômes » — elle cracha presque le mot — « qu’ils emploient aujourd’hui. Ceux-là sont presque aussi mauvais que les Italiens.
— Le style d’un opérateur de morse, fit Heaviside sur un ton professoral, est aussi reconnaissable que sa signature.
— Et quel est le style de celui-ci ?
— Très rapide, mais très clair, répondit Kay. Comme des arpèges, je dirais. Il a une vraie main de pianiste, ce type-là.
— Je crois qu’elle en pince pour ce type, vous ne croyez pas, monsieur Jericho ? » Heaviside se mit à rire et redonna une petite tape sur l’épaule de Kay. « Très bien Kay. Bon travail. On y retourne. »
Ils avancèrent. « L’une de mes meilleures, confia-t-il. Ça peut être affreusement pénible, vous savez, d’écouter comme ça huit heures de rang pour noter du charabia. Surtout la nuit, en plein hiver. Il fait affreusement froid ici. Il faut qu’on leur donne des couvertures. Ah, tenez ici, regardez : en voilà un qui arrive. »
Ils se tinrent à distance respectueuse d’une opératrice qui copiait un message. De la main gauche, elle ne cessait de régler le cadran du récepteur télégraphique, et de la droite, elle assemblait formulaires et carbones. La rapidité avec laquelle elle commença alors à noter le message était proprement ahurissante, « GLPES, lut Jericho par-dessus son épaule, KEMPG NXWPD…
— Deux formulaires, expliqua Heaviside. Une fiche sur laquelle elle note les murmures : c’est-à-dire les émissions de réglage, le code et ainsi de suite. Et puis le formulaire rouge pour le message proprement dit.
— Que se passe-t-il ensuite, chuchota Hester.
— Il y a deux exemplaires de chaque formulaire. Le premier exemplaire part à la hutte des téléscripteurs afin d’être expédié immédiatement chez vous. C’est la baraque déguisée en pavillon de cricket devant laquelle nous sommes passés. Nous gardons les autres exemplaires ici, pour le cas où il y aurait du rebut ou quelque chose qui manque.
— Combien de temps les conservez-vous ?
— Deux mois.
— Nous pourrions y jeter un coup d’œil ? »
Heaviside se gratta la tête. « Si vous voulez. Mais il n’y a pas grand-chose à voir. »
Il les conduisit au bout de la baraque, ouvrit une porte, alluma la lampe et s’effaça pour leur montrer l’intérieur de ce qui apparut comme un très grand placard. Une accumulation d’une douzaine de fichiers vert sombre. Pas de fenêtre. Commutateur électrique à gauche.
« C’est rangé comment ? demanda Jericho.