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« Ne pourrions-nous pas les lire ? » avait demandé Hester, une fois l’auto garée. Il avait sorti les cryptogrammes de sa poche afin qu’ils décident de ce qu’ils allaient en faire. « Enfin, Tom. Nous n’allons quand même pas les brûler. Si elle pensait pouvoir les lire, pourquoi pas nous ? »

Oh, pour une douzaine de bonnes raisons, Hester. Une centaine. Mais il y en avait trois avec lesquelles il fallait particulièrement compter. Premièrement, ils avaient besoin des réglages de Vulture utilisés les jours où l’on avait transmis les messages.

« Je peux essayer de les obtenir, avait-elle assuré. Ils doivent se trouver quelque part dans la Hutte 6. »

Très bien, admettons. Mais même si elle parvenait à les dégotter, il leur faudrait encore plusieurs heures d’accès à une machine Type-X — et pas l’une des Type-X de la Hutte 8, évidemment, car les Enigma navales n’étaient pas câblées de la même façon que les Enigma de l’armée de terre.

Elle n’avait rien trouvé à répondre à cet argument.

Et, troisièmement, il leur fallait trouver une bonne cachette pour les cryptogrammes, faute de quoi ils s’exposaient tous les deux à un procès à huis clos aux assises de Londres.

Pas de réponse à cela non plus.

Il y eut un mouvement dans la haie, à une trentaine de mètres de la voiture. Un renard pointa son nez hors des fourrés et s’avança sur la chaussée. Il s’immobilisa en plein milieu et fixa Jericho droit dans les yeux. Il se tint parfaitement immobile puis huma l’air et plongea sous la haie opposée. Jericho respira.

Et pourtant, pourtant… Même pendant qu’il égrenait les objections les plus sensées, il sentait confusément qu’elle avait raison. Ils ne pouvaient pas détruire purement et simplement les cryptogrammes maintenant, pas après ce qu’ils avaient enduré pour les obtenir. Alors, une fois cela admis, la seule raison logique de les conserver était d’essayer de les lire. Hester devrait chercher à se procurer les réglages pendant qu’il s’efforcerait de trouver un accès à une Type-X. Mais c’était dangereux — il priait pour qu’elle s’en rendît compte. Claire était la dernière personne à avoir détourné ces cryptogrammes, et personne ne savait ce qu’elle était devenue. Et quelque part — qui les cherchait peut-être déjà, pour ce qu’ils en savaient — il y avait un homme qui laissait de grandes empreintes dans la neige, un homme apparemment armé d’un pistolet volé ; un homme qui savait que Jericho avait pénétré dans la chambre de Claire et pris les cryptogrammes.

Je ne suis pas un héros, pensa-t-il. Il était à moitié mort de peur.

La portière s’ouvrit et Hester réapparut en pantalon, pull, veste et bottes. Il prit son sac et le fourra dans le coffre de l’Austin.

« Vous êtes sûre de ne pas vouloir que je vous conduise ?

— Nous en avons déjà parlé. C’est plus sûr de nous séparer.

— Pour l’amour de Dieu, alors, soyez prudente.

— Vous feriez mieux de vous inquiéter pour vous-même. » L’obscurité naissante donnait à l’air un aspect laiteux, froid et humide. Le visage d’Hester commençait à se brouiller. « À demain », dit-elle.

Elle se hissa sans peine par-dessus la barrière et partit directement à travers champs. Il crut qu’elle allait se retourner pour lui faire signe, mais elle ne regarda pas une seule fois derrière elle. Il l’observa pendant une ou deux minutes, le temps qu’elle atteigne la clôture opposée du champ. Elle chercha alors brièvement une brèche dans la haie, puis disparut de la même façon que le renard.

5

La petite route le conduisit derrière la Chase, au-delà des grands mâts télégraphiques de la station écartée de Bletchley Park, à Whaddon Hall, puis jusqu’à Buckingham Road, qu’il scruta attentivement.

D’après la carte, il n’y avait que cinq routes, y compris celle-ci, qui reliaient Bletchley au monde extérieur, et si la police surveillait encore la circulation, il était certain de se faire arrêter. Il ne manquait plus à l’Austin qu’une grande swastika pour avoir l’air plus suspecte. La boue maculait la carrosserie jusqu’à la hauteur des vitres. De l’herbe s’était entortillée autour des essieux. Le pare-chocs arrière était enfoncé là où le camion-citerne les avait heurtés et le moteur, depuis Stony Stratford, émettait une sorte de râle d’agonie. Jericho se demanda ce qu’il allait bien pouvoir raconter à Kramer.

La route semblait tranquille dans les deux sens.

Il passa devant deux fermes et, cinq minutes plus tard, arriva aux abords de la ville. Des villas de banlieue aux façades de crépi blanc et fausses poutres Tudor défilèrent jusqu’à ce qu’il quitte la colline pour se diriger vers Bletchley Park. Il tourna dans Wilton Avenue et freina aussitôt. Il y avait une voiture de police garée au bout de la rue, près de la guérite. Un officier en capote et képi s’entretenait gravement avec la sentinelle.

Une fois encore, Jericho dut s’y prendre à deux mains pour passer la marche arrière, puis il recula très lentement jusqu’à Church Green Road.

Il avait maintenant dépassé l’état de panique et se trouvait dans un espace calme au plein cœur de la tempête. « Agissez aussi normalement que possible », avait été son conseil à Hester lorsqu’ils avaient décidé de garder les cryptogrammes. « Vous ne travaillez pas avant seize heures, demain après-midi ? Parfait. Alors n’allez pas là-bas avant l’heure prévue. » L’injonction valait pour lui aussi. Normalité. Train-train. On l’attendait à la Hutte 8 pour s’attaquer à Shark cette nuit-là ? Eh bien il y serait.

Il remonta la côte et gara la voiture dans une rue pavillonnaire, à trois cents mètres environ de l’église St Mary. Où dissimuler les cryptogrammes ? L’Austin ? Trop risqué. Albion Street ? Trop susceptible d’être fouillé. C’est en procédant par élimination qu’il finit par trouver une solution. Où mieux cacher un arbre que dans une forêt ? Où mieux dissimuler un cryptogramme que dans un centre de décryptage ? Il allait les emporter dans le parc.

Il transféra la liasse de documents de la poche de son pardessus dans la cachette qu’il avait ménagée à l’intérieur de la doublure, puis ferma la voiture à clé. Alors il se rappela le guide d’Atwood et rouvrit la portière. Pendant qu’il se penchait pour récupérer le livre, il en profita pour examiner la rue. Dans la maison d’en face, une femme se tenait sur le seuil de sa porte, dans un rai de lumière, et appelait ses enfants. Un jeune couple passa à côté, bras dessus, bras dessous. Un chien boitillait misérablement le long du caniveau et s’arrêta pour lever la patte contre le pneu avant de l’Austin. Une rue provinciale anglaise ordinaire à la tombée de la nuit. Le monde pour lequel nous nous battons. Il referma silencieusement la portière, puis, tête baissée, mains dans les poches, il se dirigea d’un pas vif vers le parc.

Hester Wallace faisait de la marche une question de fierté : elle se targuait d’avoir la vigueur d’un homme. Mais ce qui lui avait paru sur la carte n’être qu’une balade de quinze cents mètres à vol d’oiseau se révéla en fait une progression pénible et trois fois plus longue à travers des champs minuscules cernés de haies touffues et de fossés devenus aussi larges que des douves remplies de boue brunâtre, de sorte qu’il faisait pratiquement nuit lorsqu’elle arriva chez elle.

Elle pensa qu’elle s’était peut-être perdue, mais, après une minute ou deux, la route commença de lui paraître familière — deux ormes poussés trop près l’un de l’autre, comme s’ils partaient d’une même racine ; un échalier délabré et couvert de mousse — et elle put rapidement sentir l’odeur des feux du village. On faisait brûler du bois vert qui dégageait une fumée blanche et âcre.