— Tu s-s-s-sacrifierais vraiment un c-c-c-convoi ? demanda Pinker.
— Bien sûr. » Baxter récupéra soigneusement les parcelles de tabac dans ses mains. « Pour le bien général. Combien d’hommes Staline a-t-il dû sacrifier jusqu’à présent ? Cinq millions ? Dix millions. La seule raison qui fait que nous sommes encore dans la guerre, c’est la note du boucher sur le front oriental. Qu’est-ce qu’un convoi en comparaison, si ça nous remet dans Shark ?
— Qu’est-ce que tu en dis, Tom ?
— Je n’ai pas de réponse. Je suis mathématicien, pas professeur de morale.
— Ça, c’est typique, commenta Baxter.
— Non, non, en termes de logique morale, Tom a en fait donné la seule réponse rationnelle », assura Atwood. Il avait posé son ouvrage grec : c’était exactement le genre de discussion qu’il affectionnait. « Imaginez. Un fou menace vos deux enfants de la pointe d’un couteau et vous dit : “L’un d’eux doit mourir, faites votre choix.” À qui en voulez-vous ? Vous reprochez-vous à vous-même d’avoir à prendre cette décision ? Non. C’est au fou que vous en voulez, sûrement ! »
Sans quitter Puck du regard, Jericho répliqua : « Mais cette analogie ne répond pas à la question de Puck qui voudrait savoir ce qu’il doit espérer.
— Oh, mais je soutiendrais que cela ne traite absolument de rien d’autre dans la mesure où cette analogie annihile les fondements mêmes de sa question, à savoir la présomption qu’il nous revient de faire un choix moral. Quod erat demonstrandum.
— Il n’y a pas p-p-plus fort que Frank p-p-pour couper les cheveux en q-q-quatre, commenta Pinker avec admiration.
— La présomption qu’il nous revient de faire un choix moral », répéta Puck. Il sourit à Jericho par-dessus la table. « Comme ça sent son Cambridge. Excusez-moi, je crois que je dois faire un tour aux toilettes. »
Il se dirigea vers le fond de la hutte. Kingcome et Proudfoot retournèrent à leur partie d’échecs. Atwood reprit son Hérodas. Baxter joua avec sa machine à rouler les cigarettes. Pinker ferma les yeux. Jericho feuilleta le Code des signaux courts et se mit à penser à Claire.
Minuit arriva puis passa sans un souffle de l’Atlantique Nord, et la tension accumulée depuis le début de la soirée commença à se relâcher.
À deux heures, les mets proposés par les cuisiniers de Bletchley Park avaient de quoi faire blêmir même Mme Armstrong — barracuda et pommes de terre bouillies en sauce au fromage, suivis d’un dessert consistant en deux tranches de pain collées ensemble avec de la confiture puis plongées dans une pâte à beignets et enfin dans la friture — et à quatre heures, les effets digestifs d’un tel festin associés à la lumière terne de la Hutte 8 et aux émanations du chauffage à la paraffine jetaient un voile soporifique sur toute l’équipe des cryptographes.
Atwood fut le premier à succomber. Sa bouche s’ouvrit et la partie supérieure de son dentier se déboîta légèrement, produisant un curieux cliquetis à chaque respiration. Pinker plissa le nez de dégoût et alla se faire un petit nid dans un coin de la pièce. Puck s’endormit peu après, le corps penché en avant, la joue gauche appuyée sur ses avant-bras, sur la table. Jericho lui-même, malgré sa détermination à surveiller les cryptogrammes, se surprit à sombrer dans l’inconscience. Il se reprit une ou deux fois, sentant le regard de Baxter posé sur lui, mais finit par ne plus pouvoir se retenir plus longtemps et glissa dans un rêve agité d’hommes en train de se noyer, dont les cris résonnaient à ses oreilles comme le vent dans le parc d’antennes.
6
EFFEUILLER
EFFEUILLER : ôter un niveau de chiffre d’un cryptogramme qui a fait l’objet d’un surchiffrement (US, qv), i.e., un message qui a été chiffré une fois puis rechiffré afin d’obtenir une double sécurité.
1
L’information filtrerait par la suite qu’on savait à Bletchley Park pratiquement tout ce qu’il y avait à savoir sur U-653.
On savait que c’était un bâtiment du Type VIIc, 67 mètres de long sur 7 mètres de large, avec un déplacement immergé de 871 tonnes et un rayon d’action de 6 500 milles, construit par les chantiers Howaldts Werke de Hambourg et des moteurs de Blohm und Voss. On savait qu’il n’avait que dix-huit mois d’existence parce qu’on avait décrypté les messages concernant ses essais en mer en automne 1941. On savait qu’il était commandé par le Kapitänleutnant Gerhard Feiler. Et on savait que dans la nuit du 28 janvier 1943 — la dernière nuit en fait que Tom Jericho avait passée avec Claire Romilly — U-653 avait largué les amarres dans le port français de Saint-Nazaire et s’était glissé par une nuit sombre sans lune dans le golfe de Gascogne afin d’entamer son sixième tour opérationnel.
Le sous-marin était parti depuis une semaine quand les analystes de la Hutte 8 lurent un signal en provenance de l’état-major des U-Boote — qui se trouvait encore à cette époque dans son grand immeuble du bois de Boulogne, à Paris — ordonnant au U-653 de se rendre par voie de surface au carré KD 63 de la grille navale « À LA VITESSE MAXIMALE POSSIBLE SANS CONSIDÉRATION D’UNE ÉVENTUELLE MENACE AÉRIENNE ».
Le 11 février, U-653 avait rejoint dix autres U-Boote pour former une nouvelle ligne de patrouille au milieu de l’Atlantique sous le nom de code Ritter. Durant l’hiver 1942–1943, les conditions météorologiques furent particulièrement mauvaises et, pendant une centaine de jours, les U-Boote firent état de coups de vent atteignant force 7 sur l’échelle de Beaufort. Les rafales soufflaient parfois à plus de cent cinquante kilomètres à l’heure, ce qui donnait des creux de plus de 15 mètres. Neige, grésil, grêle et pluie glacée fouettaient de la même façon sous-marins et convois. Un navire allié chavira et coula en quelques minutes simplement à cause du poids de la glace accumulée sur sa superstructure.
Le 13 février, Feiler brisa le silence radio pour annoncer que son officier de quart, un certain Leutnant Laudon, avait été emporté par-dessus bord — violation patente de la procédure opérationnelle de la part de Feiler qui lui valut non des condoléances mais un sévère rappel à l’ordre de ses officiers traitants, rappel envoyé à la flotte des sous-marins tout entière :
MESSAGE DE FEILER ANNONÇANT PERTE OFFICIER DE QUART N’AURAIT PAS DÛ ÊTRE ENVOYÉ AVANT QUE SILENCE RADIO SOIT ROMPU PAR CONTACT GÉNÉRAL AVEC ENNEMI.
Ce ne fut que le 23, au bout de près de quatre semaines de mer, que Feiler se racheta en trouvant enfin un contact avec un convoi. À 18 heures, il plongea pour éviter un cuirassé d’escorte, puis, à la nuit tombée, émergea en position d’attaque. Il avait à sa disposition douze torpilles, chacune longue de 7 mètres et dotée d’un moteur électrique propre, capable de traverser un convoi, d’opérer un demi-tour, de retraverser le convoi et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle arrive au bout de son autonomie ou bien qu’elle coule un navire. Le mécanisme de détection était encore assez rudimentaire et il arrivait à certains U-Boote de se faire poursuivre par leurs propres torpilles. On appelait celles-ci des FAT : Flachenabsuchendertorpedo, ou « torpilles de détection en eaux peu profondes ». Feiler en tira quatre.